vendredi 5 octobre 2007

DU VRAI, FRAIS



Alexandre SOLJENITSYNE
« Une journée d’Ivan Denissovitch ».

Après la préséante littérature sans estomac de Jourde – que je n’ai d’ailleurs guère vomi ni voulu approfondir –, ça fait du bien. Ici, rien de creux – cru, tout au plus, comme le froid qui vous ronge les doigts. La matière y est dure, mais la manière, douce. Ça redonne confiance comme dirait Gary – paix à son âme.

C’est vrai et frais qu’avec la littérature russe, tant tellement trop méconnue, impossible de se tromper. À la connerie que clamaient les pompeux micros et macros du régime, drastique, monarchique d’abord, soviétique ensuite, certains élevaient la voix, traçaient la voie, non pas d’un trait comme les bourrus de la censure, mais d’un souffle. Ça nous a notamment donné Dostoïevski, Tolstoï, Gorki, Soljenitsyne…

Une journée d’Ivan Denissovitch. C’était avant L’archipel du Goulag, monumental, mais on y était déjà – jusqu’au cou. Une journée donc, symptôme d’une, deux, dix années passées – Perdues? Du tout! Du moins, pas toutes… – en tôle.

Un goulag (abréviation du Russe Glavnoïe Oupravlenie Laguereï, la Direction générale des Camps…), c’est un camp de concentration. Et il n’y en n’eût pas qu’un seul, mais des milliers. Instaurés en 1919 sous Lénine, ils furent largement utilisés par Staline, bel et bien inspiré de son homologue, Judas, dit Hitler. On y confinait donc les prétendus « contre-révolutionnaires », à savoir tous ceux – et celles – qui, faute d’être exécutés manu militari, compromettaient soi-disant le pouvoir en place par leurs simples paroles, actes, voire existences. Du coup, comme sous la botte nazie, ça fait de la main d’œuvre bon marché pour édifier, chaîne au cou, pierre par pierre, la belle et grande « Cité du Socialisme ».

On y retrouve donc, pêle-mêle, des paysans, artistes, intellectuels, des militaires rétrogradés et des révolutionnaires désoeuvrés par l’institutionnalisation de la révolution, bref des légions de héros nationaux, tous déchus, reclus, exilés loin de chez eux aux confins sibériens, glaciaux. Des âmes, des hommes, condamnés « zéro », désormais simples, seuls et sales numéros, derrière lesquels se cachent bien plus qu’une simple histoire.

Celle d’Ivan Denissovitch, Choukhov de son surnom, c’est le prisme de toutes les autres.

« D’après son dossier, Choukhov est au camp pour trahison de la Patrie. Il a fait tous les aveux qu’il fallait : il s’est rendu aux Allemands parce qu’il avait envie de trahir l’Union soviétique, et il s’est, soi-disant, évadé parce qu’il avait reçu une mission des services de renseignements de l’ennemi. Quelle mission? Choukhov n’était pas assez futé pour en trouver une. Ni non plus l’officier du contre-espionnage. Alors c’est resté comme ça : ‘une mission.’ »

Depuis, chaque jour se suit et se rassemble. Ici, un seul, sans pause ni chapitre.

« À cinq heures du matin, comme tous les matins, on sonna le réveil : à coups de marteau contre le rail devant la baraque de l’administration (…) Personne, comme qui dirait, n’était venu décadenasser la porte (…) Il ne dormait jamais une seconde de trop, Choukhov : toujours debout, sitôt le réveil sonné, ce qui lui donnait une heure et demie de temps devant soi d’ici au rassemblement, du temps à soi, pas à l’administration (…) »

Le jour dort, encore. Dehors, il fait nuit. Les hommes se dressent, déjà. S’enchaîne alors le pénible rituel quotidien : S’éveiller à l’heure même où se marie la froidure de l’air à la chaleur des âmes; Lutter contre l’humidité qui imbibe jusqu’à vos jeunes mais déjà vieux os; S’habiller trois fois plutôt qu’une; Bousculer pour une demie bouchée; Marcher au pas cadencer en direction du chantier...

Tout ça, toujours, sous une brise glacée, glaciale. Tout ça pourquoi? Pour « bâtir la Cité du Socialisme. » Fallait y penser, et surtout ne pas l’oublier. Pour ce faire, c’est la routine, avec son lot de tâches, toutes plus absurdes que fâcheuses, dans lesquelles le plus « banal » geste prend pourtant tout son sens. Car au cœur de ce corps de condamnés, c’est dans l’instant, tanné, que réside l’éternité qui vous fixe et vous fige, de son œil, froid, dur, mordant, et qui montre des dents :

« Ses mitaines étaient si malades qu’il avait l’onglée à ne plus sentir ses doigts, Choukhov. Mais la botte de gauche tenait bon, et les bottes, c’est le principal. Les mains, ça se dégourdit en travaillant. »

N’empêche.

« Le thermomètre, sûr qu’il dégringole. On a beau travailler de ses mains, l’onglée vous pince au travers des mitaines et, le froid crève la bao gauche, Choukhov fait top top avec, pour se réchauffer le pied. »

Alors on travaille, on trouvaille.

Et Chouckhov, sûr qu’il travaillait. Dans une autre vie, fuite illogique de la présente, il avait été maçon. Précieux atout, en quelque sorte. À chacun son métier. Il jette un œil furtif aux alentours, pour voir défiler, entre deux congères, ses congénères, ramenés sur un pied d’égalité – qui sait si ce n’est pas ça le socialisme, comme sous Pol Pot ou George Bush : « Ramener tout le monde à l’âge de pierre. »

« Un sourire d’humble gratitude détendit la bouche gercée de ce capitaine de frégate qui avait navigué sur toutes les mers d’Europe et fait si souvent la route de l’Arctique. »

Sinon :

« Porter un bard, ça ne demande pas d’intelligence. C’est pourquoi le brigadier, il y met ceux qui ont été grands chefs. Fétioukov, qu’on raconte, il était très grand chef. Dans des bureaux. Même qu’il aurait eu une automobile. »

Finit ce temps-là. Retour au plancher des vaches. On remet les pendules à l’heure – minuit en plein Midi. Bon appétit! À jeun.

Car il manque de tout, et pas que de la bouffe. Il manque aussi de tous ces outils et matériaux qu’on cache soigneusement, qu’on dérobe subtilement. Bien plus que la seule ingéniosité, c’est l’art de la débrouille.

Malgré sa minutie, son ardeur au travail, premier, seul, et meilleur outil contre la connerie routinière, Choukhov passe son temps à « bourricoter », à bricoler. Son quotidien, à tords et à travers lui, c’est celui de toute une nation. Ça en maux, dit long.

« Dans cette steppe, plate comme planche, jamais il n’est rien venu. Et, encore moins, entre quatre réseaux de barbelés…échine-toi tant que le cœur t’en dit, et même à t’étouffer : de cette terre-là tu ne tireras jamais nourriture, jamais tu n’auras à manger dans le main des chefs… »

Car on y reproduit néanmoins la hiérarchie, inspirée des traîtres, les vrais, les maîtres.

« Le vrai ennemi du prisonnier (car il en a), c’est le prisonnier son frère. Si les zeks n’étaient pas des chiens entre soi… »

Heureusement, le crépuscule approche à grands pas. Une autre journée, qui non s’achève mais qu’on poursuit, comme un rêve, chaud, presque douillet. La fuite du joug, au bout duquel, un plat qu’on s’arrache, une couette, voire du courrier qu’on n’espérait plus.

« Des journées comme ça, dans sa peine, il y en avait d’un bout à l’autre, trois mille six cent cinquante-trois.

Les trois rallonges, c’était la faute aux années bissextiles. »

Au bout, c’est le retour à la vie.

« Mais est-ce qu’on la lui rendra, la liberté? Est-ce qu’on ne va point, pour diantre sait quoi, lui flanquer dessus encore dix de rallonge?... »

D’ailleurs, ça ne dépend pas que de votre attitude.

« Kildigs, lui, a attrapé vingt-cinq ans. Avant, c’était la belle époque : on vous donnait dix ans, à tout le monde, et tous du pareil au même. Seulement, en 49, le tarif a monté : vingt-cinq ans par tête, toujours à vue de nez. Or dix ans, ça peut encore se faire sans crever. Mais vingt-cinq, essayez voir! »

On n’arrive pourtant qu’au but et au bout de sa peine à bout portant…

L’absurdité, non pas des idéaux, mais bien de ses fléaux – socialisme tordu inclus –, est ici mise à nue.

« Ce qui m’intéresse, avouait Boris Vian, vivifiant, ce n’est pas le bonheur de tous les hommes, mais celui de chacun. » Le premier sacrifie sur son chemin; le second et non le moindre ne nie, néglige, n’oublie personne.


Soljenitsyne fait ici la synthèse, totale : « Monde clos (Sartre), monde de l’absurde (Camus), monde de souffrance de chaque instant (chrétien), c’est aussi l’enfer… » de préfacer Jean Cathale.

En fait, Une journée dans la vie d’Ivan Denissovitch, c’est Le Petit Prince de Saint-Exupéry : une synthèse simple et saisissante, d’abords de ce qui allait respectivement devenir L’Archipel du Goulag et Citadelle.

Bien plus qu’une seule et simple expérience linéaire, littéraire, on a enfin droit à de la vraie littérature dite d’appétit; un véritable régal, intégral, pour l’œil et l’âme.

Dans la foulée, on se rappellera combien nous sommes choyés de ce si précieux cadeau de la liberté. À nous d’en user, avant de nous la voir…retirée.

Car « le plus beau, et le plus dur des métiers, c’est la vigilance. »