Vladimir Nabokov,
Proust, Kafka, Joyce.
– Romain Gary.
À dix-huit ans, on lui en aurait donné la moitié, avec générosité. Mais elle était belle, drôle, énergique, amusée, amusante, surtout avec son petit rire, son gloussement de pigeonne. Comme quoi tout, rien n’est jamais perdu.
Je terminais La vie devant soi, de Romain Gary, Alias Émile Ajar. Elle qui ne lisait jamais tomba en amour, d’abord avec le titre, puis avec le livre. Elle le dévora. Il lui plût tellement qu’elle en vint à lire Victor Hugo, auquel Gary se référait si souvent.
« Où veux-tu en venir? »
J’y arrive.
Avec un minimum d’ouverture, de curiosité, la lecture, c’est comme la rencontre de l’autre : de fil en aiguille, la toile, le cercle s’élargit.
C’est Henry Miller qui m’a amené à lire James Joyce, Romain Gary qui m’a porté vers Franz Kafka. Et ce libraire excentrique qui ne lisait que du Marcel Proust.
À la bibliothèque, je tombe sur Proust, Kafka, Joyce, que je désirais découvrir depuis un bon bout de temps – « c’est combien ça? » Pourtant, c’est surtout Vladimir Nabokov, l’auteur du bouquin et, comme j’allais bientôt l’apprendre, de toute une série d’études, de nouvelles, de romans, dont le célèbre Lolita, que je découvrais.
Né à la veille du XXe siècle, en 1899, à Saint-Pétersbourg, Vladimir Nabokov quitte la Russie bolchevique à l’âge de vingt ans. Vingt autres années le portent en Europe pour y peaufiner son éducation, notamment linguistique et littéraire. Encore vingt ans à enseigner les deux, aux États-Unis, puis il se consacre pleinement, dès 1958, après l’immense succès de Lolita, à son art, sa passion, jusqu’à sa mort, en 1977.
Ici, il s’agit de ses notes de cours sur trois auteurs cruciaux – dits « classiques ». À défaut d’y avoir assisté (aux cours), autant les lire (ses notes), et s’en inspirer. Car celui qui insistait sur la psychologie de l’auteur et, surtout, de ses personnages, celui qui reproduisait mentalement et sur papier les plans de la chambre, du quartier, de la ville des protagonistes, leurs portraits, leurs déplacements, question de mieux saisir le sens et les saveurs de l’œuvre, aura été un grand – lecteur, puis – professeur, bien avant de devenir, à son tour, un – tout aussi – grand auteur.
PROUST
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » (Proust) C’est ainsi que débute À la recherche du temps perdu, le grand – et le seul, mais quel! – roman de Marcel Proust, entamé dès 1906, achevé dans sa mort en 1922. Sept parties – « comme les sept jours d’une semaine de création initiale, sans le repos du dimanche » – publiées en quinze volumes, entre 1913 et 1927, qui couvrent plus d’un demi-siècle, de 1840 à 1915. Deux cents personnages, dont l’observation, la description, l’analyse – toutes attentives – du narrateur – Marcel – et de l’auteur – Proust – lui permettent en fait – enfin! – de se reconnecter et se reconnaître, lui-même, en l’autre.
« L’ensemble est une sorte de chasse au trésor, où le trésor est le temps, et le passé la cachette; c’est là le sens profond du titre, À la recherche du temps perdu. La transmutation de la sensation en sentiment, le flux et le reflux de la mémoire, les vagues d’émotions telles que le désir, la jalousie et l’euphorie artistique, voilà le matériau de cette œuvre énorme et cependant singulièrement légère et translucide. »
Dès le début, les allées et venues se multiplient en autant de va et vient, de personnes à personnages, d’époques en épopées, de retour en arrière – dont deux promenades, marquantes, d’enfance –, de fuite dans le temps. Un exercice, monumental, de la mémoire et, surtout, de l’imaginaire.
Trois éléments caractérisent l’œuvre de Proust : L’alignement de métaphores sur métaphores, toutes poétiques ; L’extension de la phrase jusqu’aux limites de sa longueur et ses largesses – Proust savait « déplier l’image comme un éventail », lequel « peut couvrir des années en quelques lignes » (« un dîner occupe cinquante pages, une soirée, un demi volume ») ; La fusion de la description et de la conversation (avant et après Proust le pionnier, on distingue trop souvent et clairement les deux passages).
«Les richesses insoupçonnées de la frange subliminale de notre esprit, que nous ne pouvons retrouver que par le biais actif de l’intuition, de la mémoire, des rapprochements involontaires; ce à quoi il faut ajouter la subordination de la simple raison au génie de l’inspiration, et le fait de considérer l’art comme la seule réalité au monde (…) Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément.» (Proust)
D’ailleurs, « la nature elle-même, à ce point de vue, ne m’avait-elle pas mis sur la voie de l’art, n’était-elle pas commencement d’art, elle qui souvent ne m’avait permis de connaître la beauté d’une chose que longtemps après dans une autre. » (Proust)
Vivre, c’est vibrer. Il s’agit en fait de « tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel, or ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que faire un œuvre d’art. » (Proust)
« Tu cherches un sens à ta vie quand le sens est d’abord de devenir toi-même » disait Saint-Exupéry. Marcel sent qu’il veut devenir quelqu’un, et le devient effectivement, mais ne sait pas encore qui, quoi, quand, comment…
« Il pense à tort qu’il doit consacrer son art à des choses ayant une valeur intellectuelle, alors qu’en réalité c’est ce système de sensations qu’il expérimente qui, à son insu, fait lentement de lui un authentique écrivain. »
Si ce sens échappe au narrateur – « Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas » (Proust) –, sa quête ne s’avère pas pour autant infructueuse.
C’est « dans le dernier volume, Le Temps retrouvé, que le narrateur prend conscience des changements que le temps a opérés sur tous ses amis et reçoit le choc de l’inspiration – ou plutôt une série de chocs – qui le décide à se mettre sans plus de délai à son œuvre, à la reconstruction du passé. »
« Le narrateur Marcel songe (alors), dans (ce) dernier volume, au roman idéal qu’il va écrire. L’œuvre de Proust n’est qu’une copie de ce roman idéal – mais quelle copie! »
D’ailleurs, comme d’ici, les chefs d’œuvres, notamment littéraires, ne sont-ils pas copies, à la fois si fidèles et infidèles, du réel?
KAFKA
« Lorsque Gregor Samsa s’éveilla au matin d’un rêve agité, il se découvrit transformé dans son lit en une monstrueuse vermine. » (Kafka)
Jusque-là, Gregor était un fiable représentant de commerce assurant la charge des siens, peu reconnaissants. « Les familiers de Gregor sont ses parasites, qui l’exploitent, le grignotent de l’intérieur. »
Transfiguré, il paie deux fois le prix. Soudainement mise en évidence, « la famille Samsa autour de l’insecte fantastique n’est rien d’autre que la médiocrité entourant le génie. » Elle « ne comprend pas que Gregor a gardé un cœur humain, une sensibilité humaine, des sentiments humains, humilité, honte, souci de dignité et pathétique orgueil. » La métamorphose n’est en fait qu’un flagrante métaphore qui révèle ce qui était déjà pourtant flagrant.
« Le personnage humain qui tient le rôle central appartient au même univers personnel et fantastique que les personnages inhumains qui l’entourent, mais le personnage central cherche à sortir de ce monde, à arracher le masque, à transcender (…) la carapace. »
Cette sombre aventure du sujet de La métamorphose (1915), l’une des rares œuvres, somme toute nombreuses, publiées du vivant de Kafka, s’avère symptomatique, symbolique de la transformation, réelle et bien personnelle, vécue par l’auteur. À l’époque, Kafka, comme bien d’autres avant, avec et après lui, cherche à émerger de la raison pour mieux plonger dans sa passion : l’art.
« L’absurde personnage central appartient au monde absurde qui l’entoure, mais, pathétiquement et tragiquement, il essaie d’en sortir pour accéder au monde d’humains – et il meurt de désespoir. »
Né d’une famille juive allemande de Prague en 1883, le « plus grand écrivain allemand de notre époque » dont « pratiquement aucune de ses œuvres désormais célèbres, comme ses romans Le procès (1925) et Le château (1926) ne furent publiées de son vivant » étudie le droit, travaille au bourreau quand il n’écrit pas, avant de s’éteindre en 1924, à l’âge de quarante et un ans.
« Pour répondre à des sensations que vous ne pouvez ni définir, ni dénier, il faut que vous ayez en vous quelque cellule, quelque gène, quelque germe susceptible de vibrer en leur présence. » L’auteur de La métamorphose (1915) avait ce gène, cette cellule. Celui qu’on compare parfois à Gogol (XIXe siècle) savait peindre et dépeindre le « pathétique caractère d’humanité » comme peu d’autres écrivains, classiques comme contemporains.
JAMES JOYCE
Enflammé en Irlande dès 1882, exilé avec le siècle vers Europe où il vécu la majeure partie de sa vie, Joyce s’éteint en 1941. Ulysse, écrit entre 1914 et 1921, publié l’année suivante, reste sans contredit l’œuvre majeure de celui qui n’était guère mythologue, encore moins mythomane. Encore ici, on relit et reçoit la vérité toute crue, et croustillante d’un acteur et auteur crucial du monde – littéraire, humani-terre…
Deux cent soixante milles mots qui décrivent avec brio le Dublin de l’époque, et en son sein, de ses habitants – résidents, résistants. On s’y croirait.
Comment résumer?
– Trois personnages, principaux, dont Léopold Bloom, le premier, « type du juif errant, type même de l’exilé » comme Joyce à sa façon, exilé en Europe dès son âge.
– Trois thèmes, temporels, à savoir ceux du « passé sans espoir », du « ridicule et tragique présent », et du « pathétique futur. »
– Trois styles, trois langages, allègrement alternés : Le premier, «direct, lucide, logique, musard»; le second, « incomplet, rapide, haché »; l’autre enfin, parodiant « différentes formes non romanesques » (journalisme, catéchisme, burlesque, etc.).
Sa force? Celle d’atteindre l’unité dans la diversité – des styles, des tons, des thèmes. Pareil comme chez Proust : la perception du sujet observant nous en apprend presque autant, sinon plus, sur celui-ci que sur le sujet observé.
SYNTHÈSE
Autant lire L’art de la littérature et le bon sens, sorte de postface de l’auteur qui nous éclaire comme Vian sur la primauté du « bien-être de tous sur le bien-être commun. » Nuance.
Ce qui émane de l’œuvre – et des trois chefs d’œuvres étudiés – c’est le temps, immuable, qui file…Inutile de se défiler. Autant y plonger. Qui sait, à force et foi d’y nager, sans doute saurons-nous gagner, non pas l’immortalité, mais bien l’éternité…
Nabokov sait analyser, décortiquer, rigoureusement, sans compromis, la manière et la matière, autrement dit, la forme et le contenu. Avec lui, on trouve ce guide qui fait tant défaut en littérature : celui qui sait vous faire reconnaître le beau, le bon, le bien – et le médiocre en chacun.
Mais au-delà des classiques étudiés, on lira les trésors de Nabokov, tels que :
Chambre obscure (1934), La course du fou (1934), L’Aguet (1935), La Méprise (1939), Lolita (1959), Invitation au supplice (1960), Feu pâle (1965), Le Don (1967), Roi, Dame, Valet (1971), La Transparence des choses (1979), L’exploit (1981)…
Et, petit trésor, chez Robert Laffont, ses Nouvelles en édition complète et chronologique, dont la savoureuse (L’)Extermination des tyrans (1977).
"Il me semble qu'un bon critère pour juger de la qualité d'un roman serait, en fin de compte, que l'on y décèle, étroitement mêlées, la précision du poète et l'intuition de l'home de science. S'il entend réellement baigner dans la magine d'un livre de génie, le lecteur avisé le lira, non pas avec son coeur, non pas avec son esprit, mais avec sa moelle épinière: c'est là que se produit le frisson révélateur, même s'il nous faut, en lisant, conserver un rien de recul, un rien de détachement. Alors, avec un plaisir tout à la fois sensuel et intellectuel, nous regardons l'artiste bâtir son château de cartes, et regardons ce château devenir château de verre et d'acier étincelants."