AMOUR, HUMOUR, UNITÉ, HUMANITÉ
« S’il est une chose que l’on peut faire, c’est justement apprendre. On peut apprendre qui était Untel. On peut étudier sa vie, son milieu social, son environnement. On peut rechercher les influences subies par lui. On peut finalement tenter de comprendre pourquoi il a fait telle ou telle œuvre. Car on ne comprend pas une œuvre, on comprend l’homme qui l’a faite, et il faut d’abord, je le crois, aimer l’œuvre, qui vous donne le goût de comprendre l’homme. »
– Boris Vian
Fin 1995, je croise un barbu hirsute sur TV5. J’écoute. Il parle de l’autre et de lui-même. Plusieurs proches témoignent en sa ferveur. Le lendemain matin, direction biblio. Le soir même, j’achevais déjà la lecture d’Éducation européenne : l’épopée d’une jeunesse passée dans la Résistance polonaise; l’école de la guerre, rien de moins. Rassasié, je n’en redemandais pas moins. Son premier livre publié, Prix des Critiques de 1945, m’inspirait, m’aspirait à en savoir plus sur son auteur.
L’HOMME
Compagnon de la Libération, linguiste, poète, écrivain, diplomate, reporter, cinéaste, homme de cœur et de culture, homme de tête, têtu et tourmenté, homme d’amour et d’action, Romain Gary aura vécu intensément ses vies, ses œuvres…comme ses morts…
Né – Romain Kacew – aux abords de la Baltique le 8 mai (!) 1914, à l’aube de la Première guerre mondiale, sa vie entière sera marquée par la guerre – sorte de conflit généralisé qui l’habite et l’entoure – et, qui sait (?), par la (con)quête de la paix.
Après une série d’escales d’enfance à Vilnius et Varsovie, Gary se pose mi-1928 à Nice en compagnie de sa mère, avant de faire ses études de droit à Paris. « Pilote de guerre », comme Saint-Exupéry, au sein des Forces aériennes de la France Libre, il se pose enfin, fin 1945, au Quai D’Orsay (Ministère français des Affaires étrangères).
Sa carrière diplomatique emporte dès lors sur trois continents ce « gaulliste intégral », cet « homme d’un seul homme » (De Gaulle.!?) et d’aucun parti pour qui « la liberté est un besoin biologique. »
Quand il ne joue pas « la comédie humaine », notamment dans l’enceinte du siège des Nations Unies à New York (1952-54), Gary cherche à déjouer « la connerie humaine » – contre laquelle « il n’existe même pas de chaire de recherche à la Sorbonne » – en la dénonçant. Autrement dit, il vit, vibre; il écrit :
« C’est justement parce que ma soif de vivre est illimitée que j’écris. Pour recourir à une illustration courante, seule l’écriture peut apaiser en moi une sorte d’angoisse d’exister. »
Après avoir délicieusement dépeint « Les Couleurs du jour » (1952), Gary publie en 1956 « Les racines du ciel », primé du prestigieux Prix Goncourt, consécration littéraire qu’on ne reçoit qu’une seule fois…À travers la défense des éléphants, massivement massacrés pour leur précieux ivoire, c’est une certaine vision de l’humanité, encore incertaine, qu’il protège, propose, promeut. Promesse?
Avec – après (!) L’homme à la Colombe (1958, sous le pseudonyme de Fosco Sinibaldi) et Lady L. (1959, en Anglais) – l’émouvante Promesse de l’aube (1961), premier récit résolument autobiographique largement consacré à sa mère, décédée vingt ans plus tôt, il fait le saut.
Blasé des façades, faussetés et faux jetons diplomatiques – trop déconnectés de la réalité vécue sur la terre ferme, ouverte… –, des artifices politiques et des artificiers militaires – qui se déchaînent encore alors, d’Est en Ouest –, il obtient sa propre « libération »…du Ministère des Affaires étrangères, cette fois.
Redevenu civilisé à temps plein, il peut enfin voyager à son gré et, surtout, se consacrer à son cheval de bataille : « L’art, (est) ennemi naturel de tout ordre des choses. Il faut que l’art continue à être un scandale, dans un monde où l’on crève de faim, d’ignorance, d’hébétude et d’abandon. »
Dès l’art, Gary multiplie, diversifie les écrits : romans – Les mangeurs d’étoiles (1961), publié d’abord en Anglais – auxquels s’ajoutent pièce de théâtre – Johnnie Cœur (1961) – et recueil de nouvelles – Gloire à nos illustres pionniers (1962).
Dans sa vie – presque aussi privée que celle de Saint-Exupéry –, s’il divorce de la romancière Lesley Blanch, son épouse depuis dix-sept ans, être deux reste encore pour lui « la seule unité concevable. » Le 16 octobre 1963, il épouse l’actrice américaine Jean Seberg, qu’il connaît et côtoie depuis quatre ans déjà.
L’amour, écrivait-il encore, « c’est la disposition à vouloir le bien d’un autre que soi et à se dévouer à lui. » Il aime, donc, il est. Mais on n’aime pas que la femme, sa femme, mais plus encore : sa mère propre, l’humanité entière, intégrale.
L’HUMAIN
Lors d’une visite du ghetto de Varsovie, Gary s’effondre. À son éveil, il renoue, ébranlé, avec ses vagues origines juives, désormais très claires, présentes, profondes.
Homme, âme troublée, tourmentée, il voudrait bien « mourir maintenant (…) parce que je suis très fatigué. Je pourrais ainsi me reposer avant de reprendre ma lutte » fit-il dire un jour à Morel l’activiste dans ‘Les racines du ciel’.
Et pour lutter, il faut faire face – et de plein front – à la réalité, qui frappe, de plein fouet. Éloquent, il fait usage et surtout éloge de la lucidité : Tendre l’oreille, la main. Ouvrir les yeux, les bras. Son cœur.
Ouvrir sa bouche aussi, élever la voix, autrement dit, pour à la fois dénoncer la merde et dévoiler les merveilles qui se côtoient curieusement dans ce monde en ébullition qui l’enveloppe...
Mais comment sortir du dilemme, relever le défi d’une vie? Devant le cauchemar, absurde, de l’absurdité, autant rire et rêver.
Avec Gengis Cohn, « terroriste de l’humour », délicieux, délirant mélange du Juif et du Tartare en lui, pied-de-nez aux faux semblants et fuyants, Gary prend son pied – et le lecteur avec.
Il se déchaîne et enchaîne Pour Sganarelle (1965), La Danse de Gengis Cohn (1967) et La Tête coupable (1968), superbe trilogie satyrique et philosophique judicieusement intitulée Frère Océan…
« J’aime l’océan, et j’attends tout de lui. Il est tourmenté, tumultueux, et il se fait mal à tous les rivages. C’est un frère. »
Rire, donc, et rêver, ensuite. Car rêver, c’est déjà réaliser – ce qui cloche, ce qui veut, peut, doit changer. Et « si personne ne rêve de l’humanité, l’humanité ne sera jamais créée. »
Il à beau rêver le Romain Gary, mais après la parution de son film Les oiseaux vont mourir au Pérou (juin 1968), les temps s’annoncent pourtant plus pénibles, notamment avec un deuxième divorce et divers déboires publics qui ajoutent à son « angoisse de vivre. »
Il voudrait bien rentrer à la maison, mais à quoi bon? « L’appartement m’accueillit avec un air chaque-chose-à-sa-place qui me donna aussitôt la sensation de ne pas être chez moi: ce petit monde bien rangé correspondait aussi peu que possible à mon désordre intérieur. » (Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valide, 1975)
En 1972, avec Europa, Gary précise le rôle du rêve dans sa, dans la vie : « Il ne s’agit pas de savoir si un rêve est absurde ou irréalisable, mais s’il vous aide à tenir le coup. (Il y a des chimères qui ont bâti des civilisations, vous savez, et des vérités qui ont tout détruit et n’ont rien su mettre en place.) »
À travers son combat personnel, universel, pour vivre et survivre, il cherche en fait à « aller plus loin que la haine…là où se trouve le rire » comme il le dit si bien dans ‘La nuit sera (vraiment?) calme’ (1974).
Si l’élite littéraire et le lectorat n’y voient que du feu, Gary s’enflamme, s’envole, peu à peu. D’où la plume, qu’il oppose entre deux, trois et tant de larmes à trop et tellement d’armées en armes. « Le roman c’est la fraternité. On se met dans la peau des autres. » Comme si la sienne ne suffisait guère…
N’Est-il pas, avant et après tout…« Un homme : je commence à me méfier singulièrement. Dieu, on connaît ses limites, ça ne va jamais très loin, mais avec les hommes, c’est illimité ; ils sont capables de tout » (La Danse de Gengis Cohn). En effet…
L’AUTRE
Septembre 1974. Mercure de France publie Gros Câlin. L’auteur, un certain Émile Ajar, semble promu à un bel avenir littéraire. Trop même. Plusieurs critiques croient y voir la plume d’un auteur accompli sous pseudonyme. Le débat anime déjà les tribunes, mais on ne cherche pas plus loin.
L’année suivante, le mystérieux prodige Ajar récidive avec La Vie devant soi. L’histoire cruciale, critique, croquante, qui pourrait rappeler La Promesse de l’Aube de Gary, est celle du petit Mohammed, l’Arabe orphelin de Paris, et de Madame Roza, la vieille juive rescapée qui l’a récupéré sous son aile.
L’œuvre est primée du Goncourt, que l’auteur refuse, étrangement. L’Académie persiste et signe, sans vraiment savoir qui est vraiment Émile Ajar. Jusqu’à ce que Le Point, puis La Dépêche du Midi, affirment avoir remonté la piste. L’identité de l’auteur véritable est dévoilée : il s’agirait de…Paul Pavlowitch.
Neveu de Romain Gary, qui nie pour sa part être l’homme dans l’ombre, Paul précise : Ajar? De l’Anglais, comme dans « une porte est ouverte », ou encore, en fait, du Russe, qui signifie brûler, à l’impératif. Suivent un troisième, puis un quatrième roma’i’n aux titres évocateurs : Pseudo (1976) et L’angoisse du roi Salomon (1979)…
Parallèlement, Gary offre Clair de Femme (1977), Charge d’âme (1978) et, surtout, Les Cerfs-volants (1980). Avec son dernier roman, il semble atteindre, rejoindre, retrouver (?) une sérénité certaine, en procédant à une synthèse, rassurante, de tout ce qui a compté pour lui. Ici, l’Amour, de la femme et de la patrie, se confondent…
Patriote, Gary avait horreur des nationalismes, ceux-là même qui s’étaient déchaînés et, du coup, l’avaient précipité, lui ainsi que tous ses compatriotes, dans les tourments de la guerre à outrance.
À celle-ci, si sale, il appose sa « folle obsession » de la résistance. Contre l’envahisseur, quel qu’il soit, qui s’oppose et s’impose contre tout ce qui fait un homme, un couple, une famille, une nation…humaine. C’est la « possibilité de l’impossible. »
À sa manière, il se fait Che Guevara : « Soyons réalistes : exigeons l’impossible. »
Avec Les Cerfs-Volants, Gary résiste. Comme De Gaulle, le militaire exilé outre-mer, mais surtout Marcellin Duprat, le culinaire. L’aubergiste, qui persiste à offrir sa bonne table gastronomique du terroir à l’envahisseur allemand, donne ainsi « chaque jours à l’ennemi la démonstration de ce qui ne pouvait pas être vaincu. »
Mais celui qui incarnait tout à la fois « peur de trahir, désir de séduire, et refus de vieillir » (Jérôme Camilly) s’essouffle. Il a beau « recourir aux mots pour empêcher le silence de parler trop fort », il se tait et s’éteint fin 1980.
L’histoire tirerait-elle à sa fin? L’homme cours à sa faim.
Juillet 1981. Vie et mort d’Émile Ajar est publié. Son auteur, feu Romain Gary, y dévoile la supercherie par laquelle il a su publier sous deux noms, sans jamais être démasqué, au point de remporter deux Prix Goncourt.
Si on peut aisément lui pardonner son coup de génie, nous pardonnera-t-il seulement de n’y avoir vu que du feu? Sans doute, car c’était aussi le but du jeu : jeter de la poudre aux yeux. Pardonner, certes, mais oublier, jamais, disait Camus. Ajar, Gary, enfin, lui, qui souffrait d’un « excès de mémoire », s’est certes éteint, mais comment l’oublier?
L’HOMMAGE
Pour saluer, vingt-cinq ans plus tard, sa mémoire, toujours vivante, les Éditions de l’Herne publient en 2005 une œuvre collective simplement intitulée « Romain Gary ». Un hommage, une rétrospective, une analyse de l’homme et de son œuvre.
Ce recueil d’articles, d’entretiens, de témoignages et correspondances incite au recueillement et, nécessairement, à la redécouverte de celui pour qui « la grandeur des romanciers consiste à révéler un aspect de l’homme que, sans eux, nous n’aurions pas vu. » Autant de témoignages qui nous révèlent l’homme, devant, derrière et ‘dedans’ le romancier.
On y trouve donc…
– Ses propres textes, tels : portrait de la Thaïlande, à partir de l’Hôtel Oriental de Bangkok; compte rendu d’une soirée chez les Kennedy, à la veille du tristement célèbre assassinat; réflexions sur l’exploitation des noirs, y compris dans la littérature ‘blanche’ américaine; et ainsi de fuite.
En prime, une solution aux risques de l’oubli, dans «La Paz : l’homme qui mangeait le paysage», cadeau d’un compatriote rencontré par hasard…
« Quand on veut s’y prendre de façon gratifiante et satisfaisante avec un paysage, et avec la beauté en général, ce qu’il faut faire est tout simple : il faut le manger. »
Autrement dit, associer la contemplation dudit paysage à la dégustation d’un bon plat, local ou bien de chez soi.
– Des entretiens, notamment avec K.A. Jalenski – Un Picaro moderne?. Gary l’« écrivain outsider comme Conrad en Angleterre », y avoue :
« Des personnalités, j’en ai vingt et je ne vois pas comment un conflit constant entre elles peut donner une seule forte personnalité. Je crois d’ailleurs que c’est un peu la condition même du romancier : la création artistique naît de ce que l’homme n’est pas, de ce qu’est la réalité. »
Obsédé de lucidité et, du coup, d’authenticité, il aura beau chercher, le beau Romain, Gary, ce Pompéi enseveli, vivant. Car « Pour se trouver, il faut d’abord se créer. » Son Gengis Cohn, mais surtout son Émile Ajar, en témoignent.
– Des confidences de proches, dont celle de François Bondy sur La mort d’un ami. Selon lui, Gary, observateur, intuitif, doté d’un « sens aigu de l’inanité des choses, de l’irréalité dans laquelle il se voyait flotter et qui a dû finir par l’emporter », faisait « montre de la passion et de l’obstination qui sont celles d’un barde tribal. »
Celui qui se décrivait lui-même comme un « clown lyrique », « voulait combiner la farce bouffonne et l’émotion, et mêler aux visions d’horreur du monde les grotesqueries les plus comiques. »
– Et même un « Questionnaire de Marcel Proust », formule plate, mais révélatrice, comme en témoignent ces extraits :
Où aimeriez-vous vivre?
– Partout à la fois et dans tous, d’un million de vies.
(…)
Vos héroïnes favorites dans la vie réelle?
– Toutes les femmes.
(…)
Votre qualité préférée chez l’homme?
– L’immortalité…
Votre qualité préférée chez la femme?
– La sensualité.
(…)
Ce que je voudrais être?
– Romain Gary, mais c’est impossible.
(…)
La fleur que j’aime?
– La femme.
L’oiseau que je préfère?
– La femme.
(…)
Le don de la nature que je voudrais avoir?
– La paix.
Comment j’aimerais mourir?
– Vous vous foutez de moi, non? D’aucune façon.
Pourtant, dans la nuit du 2 décembre 1980, Gary s’allonge sur le sofa et se tire une balle, fatale, de face, et de plein fouet.
« Rien d’important ne meurt – sauf les hommes et les papillons » écrivait-il déjà dans Éducation européenne.
Sept jours plus tard, ses cendres sont dispersées au large de Nice.