mercredi 17 janvier 2007

L'enfer de la medaille

(Suite de la Tour de Babil, du 13-1-7)

C’est vrai qu’à première vue, ça semble pas jojo. Mais jetez-y un deuxième coup d’œil : c’est pareil, sinon pire. Ça prend de la patience, de l’aisance, de l’impertinence, ou un je ne sais quoi. (Pas de Marie en vue. Encore moins de marées.)

Tenez par exemple, le voisin amerloque. Condamné pour moins que ses éclats de joie, de voix dis-je, y compris à deux heures du matin, il est aussitôt presque entièrement pardonné dès que je le vois. Sans rancune.

Petit de taille, le dos légèrement recourbé par les années, il porte l’œil timide en alerte. Toujours à chercher le regard du passant aussitôt salué – contrairement à d’autres qui lèvent la garde et baissent les yeux, faussement distrait (parfois), franchement dégoûté des autres ou d’eux-mêmes (souvent). Équipé de maillot de bain et serviette de plage, il prend toujours l’apéritif sur le toit, écoutant patiemment les bobards des jeunes tatoués à qui il paye grassement la tournée. Et quand il aperçoit les enfants s’arroser dans la barboteuse, son visage s’éclaire discrètement d’une lueur sereine.
Si seulement ça pouvait durer! Si seulement il pouvait baisser le ton et changer de langage avec sa douce un peu trop raillarde! Mais les instants de lucidité sont monnaie rare! Et le taux de change semble élevé. Pire que celui du dollar-bath, aux environs de 33 pour un.

Côté bouffe, pareil. Comme il n’y a pas vraiment de Thaïs ni de Français dans la tour, l’aliénation, l’alimentation dis-je, est à vous couper l’appétit. Sans parler du prix. Même le menu qui porte bien son nom cherche à fuir : entre la page de papier et son préservatif plastifié, l’encre coule et se défile. Je m’enquiers, peu inquiet: « I see you won’t have anymore club sandwich soon? » Pause. « Yeah! Man, we still does! » Pause prolongée. Le premier soir, sur le toit, je me suis fais pendre une fois, mais pas deux. (Ça me rappelle Bush : « Fool me once…Anyway! You can’t get fooled twice! » Sure?) Une crotte de thon croûté, aplatie appauvrie entre deux tranches de pain rassis : 60 bath. Une blague? Non, une insulte – pas tant pour moi que pour le thon; à ce propos, lire le célèbre et feu Jeacques-Yves Cousteau, qu’on n’écouta pas assez tôt. On apprend aussi par ses horreurs. Et quand on tire les leçons qui s’imposent et qu’on se tire ailleurs, ça donne de bons résultats. Dont voici…

Le lendemain, je sortais vers vingt heures dans la rue, soudainement havre de paix. À l’entrée de l’allée qui mène au temple sur lequel je reviendrai, le trottoir s’anime depuis le crépuscule. Des petits kiosques, sortes de cantines mobiles, offrent tout ce qu’il faut pour nourrir les fringales les plus diverses : fruits de mer frais (une journée!) sur glace, fricassée colorée de légumes marinés, riz frits ou bouillis, brochettes de porc grillé, poulets frits, bœuf mariné, et la combien délicieuse salade Som Tam dont je cherche encore à comprendre la recette – mon Thaï rudimentaire n’aidant. Le tout, avec un doigté et des épices – ail, gingembre, curry, menthe, coriandre, citronnelle, piment, safran blanc, etc. – qui font le secret du goût, bien relevé pour les uns, trop épicé pour les autres. Jamais – ou presque – pour moi. Et tout ça, savoureux, à 25 bath le plat! (Même pas un dollars canadien, encore moins qu’un Euro!) Sans blagues! Négligemment, je laisse 5 bath, pourboire, comme par erreur. Mais non. « Wait, wait! » Le tout pour manger sur place ou pour emporter ailleurs, chez soi par exemple, ou sur le toit de la tour.

Parlant toit de la tour – merci de m’y faire penser –, quelles surprises! Les premiers temps visités, il débordait de pompeux pompés (pas de pompiers en vue) en état avancé d’ébriété. C’était alors le week-end, certes, mais ça donnait un mauvais avant-goût et ça laissait un sale arrière-goût. Eh bien non! Pour des raisons encore mystérieuses, de calendrier lunaire peut-être, la dernière semaine s’est révélée fort agréable. Chaque soir, à l’heure de ma baignade, 6, 8 ou 10 heures : personne. Toit désert. Discrets lampadaires, sans plus. Bar fermé, comme les haut-parleurs. Grâce! Le dauphin, toujours encastré au fond du bassin, m’invitait d’un clin d’œil à le suivre. Rien du « Grand Bleu », certes, mais tout de même. Une bénédiction comparée à la cohue des grandes artères, bouchées, de la ville, austère – « rayonnante, enjouée » aux dires de certains, illuminés. J’avais somme toute pas trop mal choisi mon logis. En étoile dans la piscine, je pouvais contempler les étoiles, distinctes des autres lueurs qui filaient dans le ciel : lointains satellites faussement lambins et, plus près, plus pressés, gros-porteurs pressurisés en descente pour ou en partance de Bangkok et de son nouvel aéroport, situé à vingt kilomètres de là. En un sens, j’avais pas perdu tous les miens (mes sens!).

Mais j’allais presque oublier (jamais!). Le temple! La ville en compte trois cents, et j’ai la chance d’en avoir un à moins de cent mètres de « la maison. » Splendide. Comme tous les autres, d’ailleurs, que je n’ai certes pas encore visités.
(Contrairement au Québec ou en France, la Thaïlande bouddhiste n’a vraisemblablement pas été affectée par cette vague nauséabonde de constructions religieuses (mau)dites de renouveau moderne. Ce renouveau qui donna des chapelles obliques-carrées-pointues mode années soixante-soixante-dix, genre église Saint-Philippe. Autant de contrition, de constructions dis-je qui n’ont su contenir le flot de croyants qui défroquent et désaffectent massivement les « temples chrétiens catholiques romains » depuis belle lurette. Et qui donne vingt ans plus tard, années quatre-vingt-quatre-vingt-dix, des nouveaux développements résident-ciel du même genre. Mais c’est une autre histoire à fuir, à suivre dis-je).
Que du propre donc, traditionnel, fier mais humble, et surtout, pieux et fidèle. Solide, comme ces cathédrales qu’on construisait jadis.

Je n’ai pas encore pu le visiter, faute de temps pris judicieusement. Mais j’ai pu le contempler – d’où l’expression, douce, sans doute. En passant aux environs, une odeur fraîche de ferme et fumier enveloppait tout entier mon système respiratoire. Sorte de retour aux sources fougueux, furtif. J’en vins à douter de mes sens. Mais non. En y regardant, y reniflant de plus près par deux fois, je découvris tout un monde qui habitait et animait l’au-delà – et pourtant immédiat – des murailles. Entre le temple et la rue, outre le stationnement grillagé, des enclos animaux! Je m’approchai, comme un enfant qui découvre pour la première fois un zoo. Entre les poules, trois mulets ruminaient. Presque la campagne, avec des arbres centenaires enrobés de rubans et guirlandes pour en souligner le côté sacré et ainsi éviter qu’ils ne soient sacrifiés. « En l’absence d’amour, rien ne peut être sanctifié » disait Houellebecq dans « Plateforme. » Demain matin, comme tous les autres, les moines sortiront avec l’aube pour faire grâce de leur bénédiction aux pieux passants qui multiplieront les offrandes.

Une brise tiède se lève, bénédiction à ce moment de l’année. Profitons, car dans trois mois, on fondra sur pied.