En mémoire de Mme Yvette Faucher Jutras
29 juin 1922 – 11 décembre 2006
« Ne me pleurez pas.
Enviez-moi pour l’intensité
avec laquelle j’ai su vivre. »
- À une femme fière et fidèle,
au cœur grand comme le mystère de la foi.
T’es où, belle grand-maman? T’as levé l’ancre, largué les amarres? T’as hissé les voiles, repris la grande mer? Pour aller où? « Au pa-ra…guay »? comme ironisait si bien Richard Desjardins. « Au diable vert? » comme tu me le reprochais si souvent, si justement. C’est d’ailleurs là que je me trouvais – « au diable vert » – quand j’ai appris ton départ, précipité – prémédité?
Après trois jours passés à visiter autant de projets dans le grand nord thaïlandais – c’est vrai qu’il y fait frisquet; l’air se refroidit à l’approche de la frontière birmane –, je rentrais peinard – penaud? – à Bangkok, « la cité des anges » (sic). Dans la wagonnette qui ronronnait doucement sur la route morne et monotone, tout le monde dormait, sauf moi – et, par bonheur, le chauffeur.
Je revoyais en rafale les visages récemment rencontrés – le guide vantant les vertus de la pisciculture initiée par la princesse, la jeune professeure vendue à sa nouvelle bibliothèque portative, la grand-mère vautrée dans sa « warm blanket » fraîchement confectionnée – quand la cloche sonna la fin de la récréation. Mon portable s’animait et pour une fois, je répondis – plus par souci de discrétion que de curiosité. « Maman? »
J’ai écouté, religieusement. Que pouvais-je ajouter? « Je te rappelle dès qu’on se pose. » Je me suis effondré, littéralement, revoyant cette fois en rafale tout ce que j’avais fait – ou n’avais pas fait – pour toi, avec toi, mais surtout, tout ce que toi tu avais fait – pour moi, certes, surtout, mais aussi pour celles que j’aime et tous les autres que je ne connais pas encore. Tellement.
La vie est drôlement faite – « drôle dans le sens de bizarre, pas de comique » comme le précisait si judicieusement Yvon Deschamps. Je pense chaque jour à toi, mais là, c’était du concentré. Une heure plus tôt, je déballais, amusé, ma collation. Comme tout ce qui se vend ici au coin de la rue, mes petits biscuits étaient emballés deux fois plutôt qu’une dans autant de sacs de plastiques, le premier broché, le second scellé au moyen d’un élastique. Pareil comme toi : sacs sur sacs, tous de plastiques, brochés, élastiques en prime. « Faudrait que j’appelle Yvette. Ça doit bien faire, quoi, deux semaines. »
Comme disait Kundera, l’auteur de L’insoutenable légèreté de l’être, « on ne peut reprocher à la vie d’être si fascinée par la mystérieuse rencontre des hasards, mais on peut avec raison reprocher à l’homme d’être aveugle à ces hasards et de priver ainsi la vie de sa dimension de beauté. » Du joli! Au-delà de la fenêtre, la lune s’élève, sublime. « T’es donc remontée là-haut! »
C’était une autre de tes histoires, quand nous étions plus jeunes enfants. « Chemin faisant, l’homme en boisson croise la lune dans une marre d’eau. ‘Qu’est-ce que tu fais là en bas!’ balbutie-t-il à l’astre impassible. ‘Attend voir que je te remonte à ta place!’ D’un coup de pied raté il se retrouve dans son élan étendu sur le dos, le cul dans l’eau. ‘Ah ah! Je t’ai ben eu!’ de lancer le soûlon à la lune toujours suspendue dans la nuit. » Et par cette douce nuit d’été, le cul bien assis sur ton balcon, nous éclations tous de rire. Vingt ans plus tard et vingt mille kilomètres plus loin, dans la wagonnette assoupie qui file tranquille direction sud, je souris devant la même lune, toujours sublime, suspendue, impassible, dans la nuit.
Entre deux larmes – une de peine, l’autre de joie –, un autocar nous double. La vue trouble, je distingue néanmoins sur son flanc un drôle de petit bonhomme format B.D. colorée qui impose le silence, l’index pointé-croisé sur les lèvres. Avec ses cheveux jaunes-or, on dirait grand-maman aux Jardins de la Cité. « Chut! » – ou encore « Ta gueule! » (sic), selon l’intensité.
C’était nouveau chez toi, ce souci du silence. Comme si quelqu’un pouvait entendre, ou tout simplement, écouter. Signe que tu sentais, sinon redoutais, l’approche de la faim, la fin – la mort quoi. Tu te faisais plus discrète, comme si tu ne voulais pas être repérée. Et puis d’ailleurs, le verbe t’épuisait désormais. Seule la présence, humaine, t’importait. Pour cause : Que faire des mots quand le silence d’une simple présence est plus volubile, éloquent?
Et de la présence humaine, tu en avais. Depuis près d’une année, tu te réadaptais à la vie en communauté auprès des quatre cents congénères que logeait ton nouveau centre d’hébergement longue durée pour aînés. Des gens, de partout, des femmes surtout, des hommes aussi – et des uniformes. Une sorte de grande commune, avec chapelle, cuisines, salle de jeux, et tout ce qui faut pour maintenir artificiellement le corps en vie.
(Sans doute pour cette raison qu’on y trouve trois fois plus de femmes que d’hommes. Les rares d’entre eux que j’ai rencontré étaient nostalgiques de leurs terres et boisés qu’ils parcouraient jadis, il n’y a pas si longtemps. « Autant crever plutôt que d’aller s’enfermer! » Je me rappelle d’un autre qui était revenu effondré d’une visite sur ses terres d’antan, vendues trois ans plus tôt : le nouveau proprio avait converti ses cents âcres en autant de propriété privées individualisées.
« Mon mari a peur de s’adapter » me disaient les épouses, « mais moi j’aime bien cet endroit. » Une étude scientifique – du M.I.T. – rapportait récemment que le cerveau des hommes dispose d’une région qui dépérit plus rapidement que celle des femmes, ce qui les rend plus grincheux plus jeune et contribue conséquemment à réduire leur espérance de vie. Car c’est le moral – et la foi – qui fait toute la différence. Les femmes, voyez-vous, s’adapteraient mieux. Faut voir. Entre-temps pourtant, « adaptez-vous à la vie! comme disait Henri – Miller, pas Massé. Devenez un adepte! Il n’existe pas de plus haut ajustement – faire de soi un adepte. »)
« Des vieux! » tu disais. Mais toi, tu avais quel âge? Certes, un cœur et « une pression de jeune fille », mais à quatre-vingt-quatre ans, faut bien l’avouer, on n’a plus vingt ans. Albert Jacquard suggérait d’ailleurs fort originalement de calculer notre âge non pas en fonction du nombre d’années vécues, mais du nombre d’années à vivre selon l’espérance de vie moyenne prévue, question de prendre conscience du temps qui file, certes, mais qui nous reste aussi pour répondre corps et âme à cette question lourde d’implications : Que faire de ce merveilleux cadeau d’une vie? Original en effet, car tu avais dépassé de six ans les prédictions statistiques. Sans doute pour cette raison que, toujours active, tu mettais – enfin – la pédale douce. Enfin parce que c’est pas de tout repos de savoir ceux et celles qu’on aime en voiture dans la tempête à moins vingt degrés sous zéro et à quatre-vingts ans passés. Aux Jardins de la Cité, nul besoin de sortir dans ces conditions; ton bolide sommeillait patiemment devant ton patio – quand je ne l’empruntais pas pour une virée. C’est sûr que c’est pas comme chez soi, mais le chez-soi, n’est-ce pas avant tout en soi?
J’adhère pourtant à la conception traditionnelle de la famille, rencontrée en Afrique, perdue au Québec. Trois générations, parfois quatre, réunies sous un même toit. Mais c’est révolu ce temps là, progrès aidant – merci du coup de main! « Un adulte parisien sur deux vit d’ailleurs seul. » Vraiment? Quelle référence! Ça existe pourtant encore la solidité, la solidarité familiale intergénérationnelle : Marco, Hélène et sa mère par exemple, que je salue au passage. C’est pas donné à tout le monde. Accueillerai-je chez moi mes parents vieillissants? J’aime croire que oui. Faudra voir. Et agir.
La vie fait quand même bien les choses : à défaut d’emménager chez toi pour accompagner tes jours, l’annulation de la mission d’observation électorale en Haïti à laquelle je devais participer début janvier 2006 m’a permis de t’épauler dans ton déménagement fatidique. Pas facile de quitter la maison où l’on a vu grandir ses enfants, mourir ses amants. Le choix n’était pas aisé, à commencer pour toi : rester dans le connu et la solitude, ou plonger dans l’inconnu, bien entourée. (Quoique il est vrai qu’on peut – et qu’on est généralement, question de dispositions d’esprit – se trouver seul au milieu de la foule.)
Tu répétais parfois que c’est pas de ta faute si t’as eu juste une fille – à cause du « boucher de médecin qui t’as charcuté pour des raisons de santé » –, mais tu l’as tout de même choyée comme si tu en avais eu douze. Et puis d’ailleurs, des enfants, t’en a eu des légions. Deux autres en pension, certes, mais trois petits enfants aussi, presque autant d’arrières petits-enfants, sans parler des deux (?) amoureux et des quelques milliers d’élèves que tu as su aiguiller vers la vie. T’avais de quoi être fière.
Et fière tu étais. Certains s’en moquaient, comme s’il fallait avoir honte de ses succès. Même le mur d’entrée ne suffisait pas à soutenir tous tes diplômes – autant de preuves futiles de citoyenneté, d’humanité, car je préférais de loin t’entendre me parler du Secrétariat aux Aînés ou te voir reconnue en public (« Madame Jutras! ») que d’essayer de lire les proverbes sur le sceau universitaire. Fière de tes faits et gestes donc, mais fière allure aussi. Surtout. Même si je préfère de loin la féminité dépouillée de ses faux appâts, j’avoue que c’était à la fois amusant, émouvant de te voir soigner cette allure de jeune retraitée active.
Si « la vie est mouvement » comme tu le disais si bien, que dire des vivants. De toi. Après trois décennies dans le domaine de l’enseignement, retour aux bancs d’école, de l’université au Parlement – de vrais écoliers ces députés; ils devraient refaire leurs classes. Sans parler de la bagnole, les comités, et les virées…
Mais depuis janvier dernier, le mouvement se faisait plus pénible, peiné, presque pénitent. Déjà au mitan de la vie, ce n’est plus le même élan. J’imagine comme ça peut être long, lent, lancinant à soixante, quatre-vingt, voire cent ans. Un jour à la fois, certes, mais le temps file. Il file, « un mauvais coton », parfois, mais « une bonne soie », souvent, par foi. Ça donne de jolis morceaux. C’est de Sol, le clown clodo décédé le 17 décembre de l’année précédente, dont je rédigeais un hommage à l’heure où tu cherchais ton souffle avant de le rendre. Dans le "crepuscule des vieux", il disait ainsi:
"Ils sont bien les vieux.
Et puis comme ils ont fini de grandir
Ils n’ont pas besoin de manger tant tellement beaucoup.
Alors de temps en temps, ils se recroquevillent un petit biscuit…
Ils sont bien les vieux.
Ils sont jamais pressés non plus.
Ils ont tout leur bon vieux temps pour eux.
On est bon pour eux.
On ne les laisse même plus marcher…
On les roule…
Et l’hiver, on leur donne un foyer….
Ils ont personne qui les dérangent.
Ils ont personne pour les empêcher de bercer leur ennuitoufflé…
Tranquillement, ils effeuillettent et revisionnent leur jeunesse rétroactive,
Qu’ils oublient à mesure sur leur malcommode.
Ils sont bien les vieux.
Ils ont même pas besoin d’horloge pour entendre les aiguilles tricoter des secondes…
Ils ont personne qui les empêche d’avoir l’oreillette en dedans
Pour écouter leur coeur qui greline et qui frilotte…"
Et le temps file, il file, et il file. Inutile de le défier, encore moins de se défiler. Il défile, déferle et se défile. Du délire! Mais il délivre. Un message. Un message important, qui devient un grand massage quand on le lit attentivement et le suit à la lettre. Ça dit, comme le film : « Vas, vis et deviens. » Pas de temps à perdre à ruminer les peines d’hier et la crainte de demain. C’est très zen, mais encore plus vrai. N’est-ce pas Davy?
Je veux bien, mais tu es partie sans que j’aie pu te dire au revoir et, surtout, merci. Une autre fois. Une vraie. La totale. « Je te rappelle dès qu’on se pose. » J’ai cru un instant que la wagonnette prenait une voie de sortie vers la lune, question de te rejoindre à mi-chemin, avant qu’il ne soit trop tard. Mais non. C’est aujourd’hui, maintenant, chagrin ou non. Miller disait encore : «De même que les navires, l’homme sombre maintes et maintes fois. Seule, la mémoire le sauve de la disparition complète.»
Dieu sait que j’ai bonne mémoire, gage de survie pour encore quelques lunes. Je me rappelle ton pas léger, chancelant, presque dansant, comme ce soir d’été – le dernier, enfin, le précédent, celui de 2006 – où tu t’es abandonnée à deux, trois pas agiles sur les airs d’Anne-Marie au piano. Je me rappelle aussi de ton bras accroché au mien. En me présentant fièrement comme ton « chum », je me plaisais à pousser la boutade jusqu’à nous imaginer marchant en direction de l’hôtel – celui de l’Église, par la maison de chambre – pour consacrer notre union. Je me rappelle encore de tes remarques hilarantes à l’emporte-pièce – encore meilleures que tes blagues du genre « Que se racontent deux somnambules qui se rencontrent? Des histoires à dormir debout » – que tu glissais entre deux confidences avant de rire de ce rire étouffé de jeune fille qui ne veut pas se faire prendre. Je me rappelle…« Attendez que je me rappelle. » Attends que je te retrouve.
Il était clairement écrit sur son front comme sur le fronton de ta maison : « J’aimerais que ma famille se réunisse plus souvent. » Nous y voilà, enfin, nous y étions. Pour une dernière fois. « Merci d’être venu. » Maintenant que c’est finit – ou plutôt que ça commence – pour toi, t’a enfin ce que tu demandais si simplement, si subtilement, ce que tu méritais notamment : «La Pa(ix)!»
Sur ce, je me tais car je ne saurais plus où m’arrêter et puis comme le dit une dernière fois Henri, « la sagesse se tait; le moyen le plus efficace de propager la vérité, c’est à force d’exemples personnels. » Et un exemple, tu en étais, en es tout un. J’ai du pain sur la planche.
En espérant, confiant, que tu es belle et bien arrivée à bon port, rappelle-toi que je t’aime et te suis tout autant reconnaissant, éternellement, pour tout ce que tu as fait hier, pour tout ce que tu es, pour moi, maintenant. Que la terre te soit douce.
- Ton son si petit-fils
29 juin 1922 – 11 décembre 2006
« Ne me pleurez pas.
Enviez-moi pour l’intensité
avec laquelle j’ai su vivre. »
- À une femme fière et fidèle,
au cœur grand comme le mystère de la foi.
T’es où, belle grand-maman? T’as levé l’ancre, largué les amarres? T’as hissé les voiles, repris la grande mer? Pour aller où? « Au pa-ra…guay »? comme ironisait si bien Richard Desjardins. « Au diable vert? » comme tu me le reprochais si souvent, si justement. C’est d’ailleurs là que je me trouvais – « au diable vert » – quand j’ai appris ton départ, précipité – prémédité?
Après trois jours passés à visiter autant de projets dans le grand nord thaïlandais – c’est vrai qu’il y fait frisquet; l’air se refroidit à l’approche de la frontière birmane –, je rentrais peinard – penaud? – à Bangkok, « la cité des anges » (sic). Dans la wagonnette qui ronronnait doucement sur la route morne et monotone, tout le monde dormait, sauf moi – et, par bonheur, le chauffeur.
Je revoyais en rafale les visages récemment rencontrés – le guide vantant les vertus de la pisciculture initiée par la princesse, la jeune professeure vendue à sa nouvelle bibliothèque portative, la grand-mère vautrée dans sa « warm blanket » fraîchement confectionnée – quand la cloche sonna la fin de la récréation. Mon portable s’animait et pour une fois, je répondis – plus par souci de discrétion que de curiosité. « Maman? »
J’ai écouté, religieusement. Que pouvais-je ajouter? « Je te rappelle dès qu’on se pose. » Je me suis effondré, littéralement, revoyant cette fois en rafale tout ce que j’avais fait – ou n’avais pas fait – pour toi, avec toi, mais surtout, tout ce que toi tu avais fait – pour moi, certes, surtout, mais aussi pour celles que j’aime et tous les autres que je ne connais pas encore. Tellement.
La vie est drôlement faite – « drôle dans le sens de bizarre, pas de comique » comme le précisait si judicieusement Yvon Deschamps. Je pense chaque jour à toi, mais là, c’était du concentré. Une heure plus tôt, je déballais, amusé, ma collation. Comme tout ce qui se vend ici au coin de la rue, mes petits biscuits étaient emballés deux fois plutôt qu’une dans autant de sacs de plastiques, le premier broché, le second scellé au moyen d’un élastique. Pareil comme toi : sacs sur sacs, tous de plastiques, brochés, élastiques en prime. « Faudrait que j’appelle Yvette. Ça doit bien faire, quoi, deux semaines. »
Comme disait Kundera, l’auteur de L’insoutenable légèreté de l’être, « on ne peut reprocher à la vie d’être si fascinée par la mystérieuse rencontre des hasards, mais on peut avec raison reprocher à l’homme d’être aveugle à ces hasards et de priver ainsi la vie de sa dimension de beauté. » Du joli! Au-delà de la fenêtre, la lune s’élève, sublime. « T’es donc remontée là-haut! »
C’était une autre de tes histoires, quand nous étions plus jeunes enfants. « Chemin faisant, l’homme en boisson croise la lune dans une marre d’eau. ‘Qu’est-ce que tu fais là en bas!’ balbutie-t-il à l’astre impassible. ‘Attend voir que je te remonte à ta place!’ D’un coup de pied raté il se retrouve dans son élan étendu sur le dos, le cul dans l’eau. ‘Ah ah! Je t’ai ben eu!’ de lancer le soûlon à la lune toujours suspendue dans la nuit. » Et par cette douce nuit d’été, le cul bien assis sur ton balcon, nous éclations tous de rire. Vingt ans plus tard et vingt mille kilomètres plus loin, dans la wagonnette assoupie qui file tranquille direction sud, je souris devant la même lune, toujours sublime, suspendue, impassible, dans la nuit.
Entre deux larmes – une de peine, l’autre de joie –, un autocar nous double. La vue trouble, je distingue néanmoins sur son flanc un drôle de petit bonhomme format B.D. colorée qui impose le silence, l’index pointé-croisé sur les lèvres. Avec ses cheveux jaunes-or, on dirait grand-maman aux Jardins de la Cité. « Chut! » – ou encore « Ta gueule! » (sic), selon l’intensité.
C’était nouveau chez toi, ce souci du silence. Comme si quelqu’un pouvait entendre, ou tout simplement, écouter. Signe que tu sentais, sinon redoutais, l’approche de la faim, la fin – la mort quoi. Tu te faisais plus discrète, comme si tu ne voulais pas être repérée. Et puis d’ailleurs, le verbe t’épuisait désormais. Seule la présence, humaine, t’importait. Pour cause : Que faire des mots quand le silence d’une simple présence est plus volubile, éloquent?
Et de la présence humaine, tu en avais. Depuis près d’une année, tu te réadaptais à la vie en communauté auprès des quatre cents congénères que logeait ton nouveau centre d’hébergement longue durée pour aînés. Des gens, de partout, des femmes surtout, des hommes aussi – et des uniformes. Une sorte de grande commune, avec chapelle, cuisines, salle de jeux, et tout ce qui faut pour maintenir artificiellement le corps en vie.
(Sans doute pour cette raison qu’on y trouve trois fois plus de femmes que d’hommes. Les rares d’entre eux que j’ai rencontré étaient nostalgiques de leurs terres et boisés qu’ils parcouraient jadis, il n’y a pas si longtemps. « Autant crever plutôt que d’aller s’enfermer! » Je me rappelle d’un autre qui était revenu effondré d’une visite sur ses terres d’antan, vendues trois ans plus tôt : le nouveau proprio avait converti ses cents âcres en autant de propriété privées individualisées.
« Mon mari a peur de s’adapter » me disaient les épouses, « mais moi j’aime bien cet endroit. » Une étude scientifique – du M.I.T. – rapportait récemment que le cerveau des hommes dispose d’une région qui dépérit plus rapidement que celle des femmes, ce qui les rend plus grincheux plus jeune et contribue conséquemment à réduire leur espérance de vie. Car c’est le moral – et la foi – qui fait toute la différence. Les femmes, voyez-vous, s’adapteraient mieux. Faut voir. Entre-temps pourtant, « adaptez-vous à la vie! comme disait Henri – Miller, pas Massé. Devenez un adepte! Il n’existe pas de plus haut ajustement – faire de soi un adepte. »)
« Des vieux! » tu disais. Mais toi, tu avais quel âge? Certes, un cœur et « une pression de jeune fille », mais à quatre-vingt-quatre ans, faut bien l’avouer, on n’a plus vingt ans. Albert Jacquard suggérait d’ailleurs fort originalement de calculer notre âge non pas en fonction du nombre d’années vécues, mais du nombre d’années à vivre selon l’espérance de vie moyenne prévue, question de prendre conscience du temps qui file, certes, mais qui nous reste aussi pour répondre corps et âme à cette question lourde d’implications : Que faire de ce merveilleux cadeau d’une vie? Original en effet, car tu avais dépassé de six ans les prédictions statistiques. Sans doute pour cette raison que, toujours active, tu mettais – enfin – la pédale douce. Enfin parce que c’est pas de tout repos de savoir ceux et celles qu’on aime en voiture dans la tempête à moins vingt degrés sous zéro et à quatre-vingts ans passés. Aux Jardins de la Cité, nul besoin de sortir dans ces conditions; ton bolide sommeillait patiemment devant ton patio – quand je ne l’empruntais pas pour une virée. C’est sûr que c’est pas comme chez soi, mais le chez-soi, n’est-ce pas avant tout en soi?
J’adhère pourtant à la conception traditionnelle de la famille, rencontrée en Afrique, perdue au Québec. Trois générations, parfois quatre, réunies sous un même toit. Mais c’est révolu ce temps là, progrès aidant – merci du coup de main! « Un adulte parisien sur deux vit d’ailleurs seul. » Vraiment? Quelle référence! Ça existe pourtant encore la solidité, la solidarité familiale intergénérationnelle : Marco, Hélène et sa mère par exemple, que je salue au passage. C’est pas donné à tout le monde. Accueillerai-je chez moi mes parents vieillissants? J’aime croire que oui. Faudra voir. Et agir.
La vie fait quand même bien les choses : à défaut d’emménager chez toi pour accompagner tes jours, l’annulation de la mission d’observation électorale en Haïti à laquelle je devais participer début janvier 2006 m’a permis de t’épauler dans ton déménagement fatidique. Pas facile de quitter la maison où l’on a vu grandir ses enfants, mourir ses amants. Le choix n’était pas aisé, à commencer pour toi : rester dans le connu et la solitude, ou plonger dans l’inconnu, bien entourée. (Quoique il est vrai qu’on peut – et qu’on est généralement, question de dispositions d’esprit – se trouver seul au milieu de la foule.)
Tu répétais parfois que c’est pas de ta faute si t’as eu juste une fille – à cause du « boucher de médecin qui t’as charcuté pour des raisons de santé » –, mais tu l’as tout de même choyée comme si tu en avais eu douze. Et puis d’ailleurs, des enfants, t’en a eu des légions. Deux autres en pension, certes, mais trois petits enfants aussi, presque autant d’arrières petits-enfants, sans parler des deux (?) amoureux et des quelques milliers d’élèves que tu as su aiguiller vers la vie. T’avais de quoi être fière.
Et fière tu étais. Certains s’en moquaient, comme s’il fallait avoir honte de ses succès. Même le mur d’entrée ne suffisait pas à soutenir tous tes diplômes – autant de preuves futiles de citoyenneté, d’humanité, car je préférais de loin t’entendre me parler du Secrétariat aux Aînés ou te voir reconnue en public (« Madame Jutras! ») que d’essayer de lire les proverbes sur le sceau universitaire. Fière de tes faits et gestes donc, mais fière allure aussi. Surtout. Même si je préfère de loin la féminité dépouillée de ses faux appâts, j’avoue que c’était à la fois amusant, émouvant de te voir soigner cette allure de jeune retraitée active.
Si « la vie est mouvement » comme tu le disais si bien, que dire des vivants. De toi. Après trois décennies dans le domaine de l’enseignement, retour aux bancs d’école, de l’université au Parlement – de vrais écoliers ces députés; ils devraient refaire leurs classes. Sans parler de la bagnole, les comités, et les virées…
Mais depuis janvier dernier, le mouvement se faisait plus pénible, peiné, presque pénitent. Déjà au mitan de la vie, ce n’est plus le même élan. J’imagine comme ça peut être long, lent, lancinant à soixante, quatre-vingt, voire cent ans. Un jour à la fois, certes, mais le temps file. Il file, « un mauvais coton », parfois, mais « une bonne soie », souvent, par foi. Ça donne de jolis morceaux. C’est de Sol, le clown clodo décédé le 17 décembre de l’année précédente, dont je rédigeais un hommage à l’heure où tu cherchais ton souffle avant de le rendre. Dans le "crepuscule des vieux", il disait ainsi:
"Ils sont bien les vieux.
Et puis comme ils ont fini de grandir
Ils n’ont pas besoin de manger tant tellement beaucoup.
Alors de temps en temps, ils se recroquevillent un petit biscuit…
Ils sont bien les vieux.
Ils sont jamais pressés non plus.
Ils ont tout leur bon vieux temps pour eux.
On est bon pour eux.
On ne les laisse même plus marcher…
On les roule…
Et l’hiver, on leur donne un foyer….
Ils ont personne qui les dérangent.
Ils ont personne pour les empêcher de bercer leur ennuitoufflé…
Tranquillement, ils effeuillettent et revisionnent leur jeunesse rétroactive,
Qu’ils oublient à mesure sur leur malcommode.
Ils sont bien les vieux.
Ils ont même pas besoin d’horloge pour entendre les aiguilles tricoter des secondes…
Ils ont personne qui les empêche d’avoir l’oreillette en dedans
Pour écouter leur coeur qui greline et qui frilotte…"
Et le temps file, il file, et il file. Inutile de le défier, encore moins de se défiler. Il défile, déferle et se défile. Du délire! Mais il délivre. Un message. Un message important, qui devient un grand massage quand on le lit attentivement et le suit à la lettre. Ça dit, comme le film : « Vas, vis et deviens. » Pas de temps à perdre à ruminer les peines d’hier et la crainte de demain. C’est très zen, mais encore plus vrai. N’est-ce pas Davy?
Je veux bien, mais tu es partie sans que j’aie pu te dire au revoir et, surtout, merci. Une autre fois. Une vraie. La totale. « Je te rappelle dès qu’on se pose. » J’ai cru un instant que la wagonnette prenait une voie de sortie vers la lune, question de te rejoindre à mi-chemin, avant qu’il ne soit trop tard. Mais non. C’est aujourd’hui, maintenant, chagrin ou non. Miller disait encore : «De même que les navires, l’homme sombre maintes et maintes fois. Seule, la mémoire le sauve de la disparition complète.»
Dieu sait que j’ai bonne mémoire, gage de survie pour encore quelques lunes. Je me rappelle ton pas léger, chancelant, presque dansant, comme ce soir d’été – le dernier, enfin, le précédent, celui de 2006 – où tu t’es abandonnée à deux, trois pas agiles sur les airs d’Anne-Marie au piano. Je me rappelle aussi de ton bras accroché au mien. En me présentant fièrement comme ton « chum », je me plaisais à pousser la boutade jusqu’à nous imaginer marchant en direction de l’hôtel – celui de l’Église, par la maison de chambre – pour consacrer notre union. Je me rappelle encore de tes remarques hilarantes à l’emporte-pièce – encore meilleures que tes blagues du genre « Que se racontent deux somnambules qui se rencontrent? Des histoires à dormir debout » – que tu glissais entre deux confidences avant de rire de ce rire étouffé de jeune fille qui ne veut pas se faire prendre. Je me rappelle…« Attendez que je me rappelle. » Attends que je te retrouve.
Il était clairement écrit sur son front comme sur le fronton de ta maison : « J’aimerais que ma famille se réunisse plus souvent. » Nous y voilà, enfin, nous y étions. Pour une dernière fois. « Merci d’être venu. » Maintenant que c’est finit – ou plutôt que ça commence – pour toi, t’a enfin ce que tu demandais si simplement, si subtilement, ce que tu méritais notamment : «La Pa(ix)!»
Sur ce, je me tais car je ne saurais plus où m’arrêter et puis comme le dit une dernière fois Henri, « la sagesse se tait; le moyen le plus efficace de propager la vérité, c’est à force d’exemples personnels. » Et un exemple, tu en étais, en es tout un. J’ai du pain sur la planche.
En espérant, confiant, que tu es belle et bien arrivée à bon port, rappelle-toi que je t’aime et te suis tout autant reconnaissant, éternellement, pour tout ce que tu as fait hier, pour tout ce que tu es, pour moi, maintenant. Que la terre te soit douce.
- Ton son si petit-fils