mercredi 18 juillet 2007

ÉLOGE DE L’AVENTURE


L’album Géo, « Le monde extraordinaire de Corto Maltese », d’Hugo Pratt, Casterman, 2002.

« Tu connais Corto Maltese? »
Jamais entendu parlé. Pépé a de ces idées, sans doute à force de voyager. Par une belle soirée d’été, sur la terrasse du café, Véro notre amie commune me l’a présenté. Un Suisse, superbe, allumé, comme Hugo Pratt, le père du « héro ». À entendre Pépé, volubile, parler « de tout et de rien », du Che (Amériques), de Massoud (Afghanistan) ou de Sankara (Afrique), aucun doute que son Corto me plaira. D’ailleurs, il me plaît déjà.

Né à Malte en 1887 d’une mère gitane de Séville et d’un marin britannique des Cornouailles, Corto Maltese est de toutes les aventures. Privilégiant la voie des eaux, ce jeune et fougueux loup de mer parcours la terre entière sur tous les « vaisseaux » : une jonque chinoise ou un catamaran fidjien, voire une canonnière ou un sous-marin quand la guerre se déchaîne – comme c’est trop souvent, toujours le cas. Des îles pacifiques – Pâques incluse – aux sommets andins, en passant par la route de la soie, la jungle amazonienne et la Corne d’Afrique, le héro nous emmène avec lui au fil de ses péripéties. Autant de voyages, de « navigations lentes, au gré des vents, vers d’improbables trésors ou des rendez-vous mystérieux, qui laissent à Corto le temps de rêver à son aise » (Jean-Yves Durand) – tout comme nous, avec lui.

Ami de tous les hommes (ou presque…) et de tous les peuples (surtout), le célèbre marin nous fait découvrir tour à tour la vie, la magie des Danakils d’Afrique ou des Maoris du Pacifique, ponctuant ses aventures d’autant de rencontres fortuites avec les « notables » de ce monde : Ezra Pound le poète, Hemingway l’aventurier, sinon Raspoutine, le mystérieux moine russe qui deviendra son ami fidèle – l’antithèse et le complément, le côté obscur du héro. Cynique et romantique animé d’un humanisme désarmant, Corto appelle surtout à la curiosité et au respect de l’autre. D’aventures en aventures, celui qui aurait bien pu apostropher Alexandre Le Grand – « Comment se fait-il qu’avec mon seul navire, vous m’accusiez de piraterie, alors que vous, avec votre flottille, vous vous couronniez empereur? » – dénonce en fait l’absurdité de l’impérialisme et des nationalismes qui déchiraient déjà le monde de l’époque : 1904…1914…1924…Son épopée, c’est l’éloge de l’ouverture à l’autre, de la tolérance.

Sans doute parce que son « père », le Suisse Hugo Pratt, a très tôt tâté l’opposé : le fascisme. Né le 15 juin 1927, il devient en 1941 « le plus jeune soldat de Mussolini », son père l’ayant enrôlé dans la police coloniale d’Abyssinie. Passé du côté allié en 1944, il débute sa carrière d’illustre dessinateur à la fin de la guerre, avant de bourlinguer comme son futur « bébé », notamment en Amérique du Sud – Brésil, Buenos Aires… Autant d’expériences qui feront germer en lui le personnage de Corto Maltese, qui apparaît pour la première fois dans le paysage de la BD en 1967, avec la « Ballade de la mer salée. » Début décennie 70, Pratt récidive avec Corto, chez Casterman, quatre fois plutôt qu’une : « Sous le signe du Capricorne », « Corto toujours un peu plus loin », « Les Celtiques », et « Les Éthiopiques ». Le plus célèbre marin de la BD a le vent dans les voiles.

Comme le souligne si justemen Jean-Yves Durand, « le sens du détail révèle la documentation de l’auteur et les connaissances qu’il a acquises au cours de ses nombreux voyages. » En quelques traits, tous précis, Pratt sait en effet « rendre l’âme » à l’histoire – la Première Guerre mondiale… –, donner vie aux mythes – l’Atlantide… –, immortaliser son héro papier parmi tous les autres ayant foulé de plein pied le sol de la réalité – Enver Pacha, Joseph Staline, Butch Cassidy…Tout ça dans un souci continu de fidélité historique, de rigueur scientifique qui, sans exclure les innombrables références mythiques aux rituels mystiques, confond le lecteur plus souvent qu’à son tour : « Corto a-t-il jamais existé? » Qui sait? En fait, « Hugo Pratt, c’est Corto Maltese » (Jean-Claude Guilbert).

Celui qui « ne (s)’interroge pas sur dieu, mais sur les hommes » adorait jouer sur les deux plans, à la frontière même où se rejoignent et se confondent science et fiction. Car si les aventures de Corto, « contemporain des dernières heures de gloire de la marine à voile » (Jean-Yves Durand), se terminent officiellement en 1925, quand les trois mâts sont remplacés par les paquebots, on ne peut s’empêcher d’imaginer, avec Michel Pierre, la suite du récit : « En vieillissant, Corto Maltese s’isole de plus en plus sur des plages désertes. En 1955, une ultime aventure le conduit dans le Golfe du Saint-Laurent où il aurait disparu lors d’un naufrage. Pourtant, certains affirment l’avoir aperçu plus tard dans le Pacifique. De toute façon, ce marin romantique a encore un bel avenir devant lui » – et ce, malgré le décès de son père, Hugo Pratt, le 20 août 1995.

Cette œuvre collective colorée, sorte d’encyclopédie richement illustré, nous invite à découvrir « Le monde extraordinaire de Corto Maltese », y compris – outre les titres d’ores et déjà mentionnés ci-dessus – « Fable de Venise », « La jeunesse de Corto », « Corto Maltese en Sibérie », « La maison dorée de Samarkand », « Tango », « Mû »…