Henry MILLER, « La crucifixion en rose », Éditions Buchet/Chastel.
« Ma vie n’aura été qu’une longue crucifixion en rose » disait Henry Miller. Le livre du même titre, c’est un riche extrait de son imposante œuvre autobiographique. Quinze cents pages, réparties en trois tomes. « Sexus », « Plexus » et « Nexus » racontent ainsi une parcelle de la vie mouvementée et combien colorée du génie américain – longtemps frappé d’interdit chez lui, la bourgeoisie puritaine qu’il dénonçait jugeant ses propos indécents, voire incendiaires.
Le récit débute avec la rencontre de sa première muse qu’il surnomme Mona – la seule, l’unique : « J’avais demandé une femme, c’était une reine qu’on me donnait » – pour déboucher sur leur départ, sept ans plus tard, vers l’Europe, terreau fertile pour un homme de la trempe de Miller. Entre ces deux points de repère, il chatouille amplement du félin, jongle avec l’humour et les mots. Il fait sans relâche sortir de son chapeau autant d’amis incongrus que d’auteurs connus, tous à découvrir, à dévorer : Joyce, Hansum, Conrad, Cendrars, Dostoïevski…Il pique notre curiosité, nous invite à plonger dans l’arène. Rêveur aux deux pieds sur terre, il donne le goût des hauteurs.
« Il n’y a pas d’équilibre, affirme le proverbe; que des équilibristes. » Hen, comme ses amis le surnomme, est de ceux-là. Selon ses propres termes, il « navigue, bercé entre deux musiques, l’une douce, l’autre amère, sur un fleuve qui s’appelle nostalgie. » Tanguant entre exaltation et dépression, il plonge et s’envole tout à la fois vers ce qu’il croit, sent, sait, est, devient, bref, vers son destin d’écrivain, dont il doute de moins en moins.
« Je veux écrire, précise-t-il dans Plexus. Je veux écrire sur la vie, la vie toute crue. Les êtres humains, n’importe quelle espèce d’êtres humains, sont le boire et le manger pour moi. (…) Je serai heureux si jamais j’apprends à raconter une bonne histoire. J’aime l’idée de n’arriver nulle part. J’aime l’idée du jeu pour le jeu. Et par-dessus tout, si misérable, mal fichu et horrible qu’il puisse être, j’aime ce monde d’être humains. Je ne veux pas couper l’amarre. Peut-être ce qui me fascine dans le fait d’être un écrivain est que cela nécessite une communion avec tous et chacun. »
Dans le Brooklyn des années vingt – ce « quartier plein de types qui se heurtent, tels des protons et des électrons, toujours dans un monde à cinq dimensions dont le fondement est chaos » –, Henry nous entraîne par mille et un détours dans une longue ballade au cœur de sa vie et de ses envies, toutes plus folles les unes que les autres. Avec son regard lucide et sa plume lyrique, critique, presque cynique, il brosse un portrait épique de son époque, de ses états d’âmes, ses amis, ses âneries. Alternant descriptions loufoques et réflexions ludiques sur les sujets les plus variés – sexe, art, amour, travail, culture, religion, architecture, gastronomie et ainsi de fuite –, Miller touche à tout, et pas que du bout de la langue ou des doigts! Non! À pleine bouche, et à deux mains.
« Mais n’est-ce pas ainsi que les artistes de la Renaissance acquéraient connaissances et matériaux pour leurs stupéfiantes créations ? Ne tendaient-ils pas dans toutes les voies de la vie à la fois ? N’étaient-ils pas insatiables et dévorants ? N’étaient-ils pas tout à la fois ouvriers, chemineaux, criminels, guerriers, aventuriers, savants, explorateurs, poètes, peintres, musiciens, sculpteurs, architectes, fanatiques et dévots ? » C’est ainsi qu’il entonne, page après page, son hymne à la vie : en ami, en amant, amuseur de fous…Amateur et amoureux de tout ce qui se lit, se dit, se vit. « Adaptez-vous à la vie! Devenez un adepte! Il n’existe pas de plus haut ajustement – faire de soi un adepte. » Y goûter, c’est l’adopter.
Certes, l’œuvre, imagée à souhaits, moultes métaphores à l'appui, s’imprègne de l’imagination fertile de l’auteur, mais elle s’inspire surtout de son vécu propre. « Si l’humanité prenait le temps de se rendre compte des choses, qui saurait se contenter sans contrefaçon, quand il n’est que de tendre la main pour saisir le réel? » Et pas besoin d’avoir le bras long. Entre sa tête et la terre entière, il n’y a qu’un pas. Fin psychologue foncièrement épicurien, jamais il ne cesse de détonner, de nous étonner. « La seule surprise doit être que l’on puisse encore se laisser surprendre. » C’est chaque fois le cas, lorsque nous apprenons coup sur coup comment et combien de fois il a su, par exemple, faire « la manche » et, surtout, l’amour. Autant d’instants cruciaux, critiques, croustillants, consignés par écrit sur ces pages mémorables.
« De même que les navires, l’homme sombre maintes et maintes fois. Seule, la mémoire le sauve de la disparition complète. » Sans doute pour cette raison que ce chef-d’œuvre, comme l’ensemble de son œuvre d’ailleurs, s’avère essentiellement autobiographique. Et aussi, qu’il ait su vivre pleinement (de 1891 à 1980) jusqu’à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Dommage qu’il n’ait survécu au-delà car, comme il le disait si bien : « L’hiver de la vie (…) commence à la naissance. Les années les plus dures sont de un à quatre-vingt-dix ans. Après, ça va tout seul. »
Avec lui, avec Henry, on n’est jamais seul. Même « plus seul que jamais, on est néanmoins soudé au monde comme jamais encore auparavant. Incorporé au monde. Soudain, on voit clairement que lorsque Dieu créa le monde, il ne l’abandonna pas pour s’asseoir dans la contemplation – quelque part dans les limbes. Dieu créa le monde et y entra : voilà le sens de la création. » Miller en aurait-il fait autant?
« L’être supérieur n’est pas, comme je le supposais jusque-là, plus lointain, plus détaché, plus abstrait. Bien au contraire. Seul l’être supérieur peut susciter en nous la soif qui se justifie, la soif de nous surpasser nous-mêmes en devenant ce que nous sommes véritablement. En présence de l’être supérieur, nous reconnaissons nos propres pouvoirs majestueux, nous n’aspirons pas à être cette personne, nous avons seulement soif de nous démontrer à nous-mêmes que nous sommes faits en vérité de cette même essence et cette même substance. Nous nous élançons en avant pour accueillir nos frères et sœurs, sachant sans nul doute possible que nous sommes tous de la même famille. »
« Ma vie n’aura été qu’une longue crucifixion en rose » disait Henry Miller. Le livre du même titre, c’est un riche extrait de son imposante œuvre autobiographique. Quinze cents pages, réparties en trois tomes. « Sexus », « Plexus » et « Nexus » racontent ainsi une parcelle de la vie mouvementée et combien colorée du génie américain – longtemps frappé d’interdit chez lui, la bourgeoisie puritaine qu’il dénonçait jugeant ses propos indécents, voire incendiaires.
Le récit débute avec la rencontre de sa première muse qu’il surnomme Mona – la seule, l’unique : « J’avais demandé une femme, c’était une reine qu’on me donnait » – pour déboucher sur leur départ, sept ans plus tard, vers l’Europe, terreau fertile pour un homme de la trempe de Miller. Entre ces deux points de repère, il chatouille amplement du félin, jongle avec l’humour et les mots. Il fait sans relâche sortir de son chapeau autant d’amis incongrus que d’auteurs connus, tous à découvrir, à dévorer : Joyce, Hansum, Conrad, Cendrars, Dostoïevski…Il pique notre curiosité, nous invite à plonger dans l’arène. Rêveur aux deux pieds sur terre, il donne le goût des hauteurs.
« Il n’y a pas d’équilibre, affirme le proverbe; que des équilibristes. » Hen, comme ses amis le surnomme, est de ceux-là. Selon ses propres termes, il « navigue, bercé entre deux musiques, l’une douce, l’autre amère, sur un fleuve qui s’appelle nostalgie. » Tanguant entre exaltation et dépression, il plonge et s’envole tout à la fois vers ce qu’il croit, sent, sait, est, devient, bref, vers son destin d’écrivain, dont il doute de moins en moins.
« Je veux écrire, précise-t-il dans Plexus. Je veux écrire sur la vie, la vie toute crue. Les êtres humains, n’importe quelle espèce d’êtres humains, sont le boire et le manger pour moi. (…) Je serai heureux si jamais j’apprends à raconter une bonne histoire. J’aime l’idée de n’arriver nulle part. J’aime l’idée du jeu pour le jeu. Et par-dessus tout, si misérable, mal fichu et horrible qu’il puisse être, j’aime ce monde d’être humains. Je ne veux pas couper l’amarre. Peut-être ce qui me fascine dans le fait d’être un écrivain est que cela nécessite une communion avec tous et chacun. »
Dans le Brooklyn des années vingt – ce « quartier plein de types qui se heurtent, tels des protons et des électrons, toujours dans un monde à cinq dimensions dont le fondement est chaos » –, Henry nous entraîne par mille et un détours dans une longue ballade au cœur de sa vie et de ses envies, toutes plus folles les unes que les autres. Avec son regard lucide et sa plume lyrique, critique, presque cynique, il brosse un portrait épique de son époque, de ses états d’âmes, ses amis, ses âneries. Alternant descriptions loufoques et réflexions ludiques sur les sujets les plus variés – sexe, art, amour, travail, culture, religion, architecture, gastronomie et ainsi de fuite –, Miller touche à tout, et pas que du bout de la langue ou des doigts! Non! À pleine bouche, et à deux mains.
« Mais n’est-ce pas ainsi que les artistes de la Renaissance acquéraient connaissances et matériaux pour leurs stupéfiantes créations ? Ne tendaient-ils pas dans toutes les voies de la vie à la fois ? N’étaient-ils pas insatiables et dévorants ? N’étaient-ils pas tout à la fois ouvriers, chemineaux, criminels, guerriers, aventuriers, savants, explorateurs, poètes, peintres, musiciens, sculpteurs, architectes, fanatiques et dévots ? » C’est ainsi qu’il entonne, page après page, son hymne à la vie : en ami, en amant, amuseur de fous…Amateur et amoureux de tout ce qui se lit, se dit, se vit. « Adaptez-vous à la vie! Devenez un adepte! Il n’existe pas de plus haut ajustement – faire de soi un adepte. » Y goûter, c’est l’adopter.
Certes, l’œuvre, imagée à souhaits, moultes métaphores à l'appui, s’imprègne de l’imagination fertile de l’auteur, mais elle s’inspire surtout de son vécu propre. « Si l’humanité prenait le temps de se rendre compte des choses, qui saurait se contenter sans contrefaçon, quand il n’est que de tendre la main pour saisir le réel? » Et pas besoin d’avoir le bras long. Entre sa tête et la terre entière, il n’y a qu’un pas. Fin psychologue foncièrement épicurien, jamais il ne cesse de détonner, de nous étonner. « La seule surprise doit être que l’on puisse encore se laisser surprendre. » C’est chaque fois le cas, lorsque nous apprenons coup sur coup comment et combien de fois il a su, par exemple, faire « la manche » et, surtout, l’amour. Autant d’instants cruciaux, critiques, croustillants, consignés par écrit sur ces pages mémorables.
« De même que les navires, l’homme sombre maintes et maintes fois. Seule, la mémoire le sauve de la disparition complète. » Sans doute pour cette raison que ce chef-d’œuvre, comme l’ensemble de son œuvre d’ailleurs, s’avère essentiellement autobiographique. Et aussi, qu’il ait su vivre pleinement (de 1891 à 1980) jusqu’à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Dommage qu’il n’ait survécu au-delà car, comme il le disait si bien : « L’hiver de la vie (…) commence à la naissance. Les années les plus dures sont de un à quatre-vingt-dix ans. Après, ça va tout seul. »
Avec lui, avec Henry, on n’est jamais seul. Même « plus seul que jamais, on est néanmoins soudé au monde comme jamais encore auparavant. Incorporé au monde. Soudain, on voit clairement que lorsque Dieu créa le monde, il ne l’abandonna pas pour s’asseoir dans la contemplation – quelque part dans les limbes. Dieu créa le monde et y entra : voilà le sens de la création. » Miller en aurait-il fait autant?
« L’être supérieur n’est pas, comme je le supposais jusque-là, plus lointain, plus détaché, plus abstrait. Bien au contraire. Seul l’être supérieur peut susciter en nous la soif qui se justifie, la soif de nous surpasser nous-mêmes en devenant ce que nous sommes véritablement. En présence de l’être supérieur, nous reconnaissons nos propres pouvoirs majestueux, nous n’aspirons pas à être cette personne, nous avons seulement soif de nous démontrer à nous-mêmes que nous sommes faits en vérité de cette même essence et cette même substance. Nous nous élançons en avant pour accueillir nos frères et sœurs, sachant sans nul doute possible que nous sommes tous de la même famille. »
À consulter:
The Henry Miller Memorial Library, Big Sur, Californie, http://www.henrymiller.org/
À lire notamment:
Tropique du Cancer (1934)
Tropique du Capricorne (1939)
Colosse de Maroussi (1941)
La Sagesse du Coeur (1941)
La Grande Misère de l'Artiste aux USA (1944)
Reflets d'un Passé Fervent (1944)
Le Cauchemard Climatisé (1945)
Blaise Cendrars (1951)
Un Diable au Paradis (1956)
Peindre c'est Aimer à Nouveau (1960)
Virage à 80 (1973)
J'suis pas plus con qu'un autre (1977)
Tropique du Capricorne (1939)
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Le Cauchemard Climatisé (1945)
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Un Diable au Paradis (1956)
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