vendredi 28 avril 2006

MISSION: ACCOMPLIE?

Le 7 février dernier, le peuple haïtien se choisissait un Président, introduit dans ses fonctions le 14 mai suivant. Après deux années, voire deux décennies d’instabilité et d’insécurité chronique, il s’agissait d’un premier, d’un autre pas en direction de l’avenir, riche d’espoir. Suivent rapidement les défis d’élire, de former et de maintenir un gouvernement responsable, apte à orienter les destinées de neuf millions d’hommes, de femmes et d’enfants.

Dans la petite salle de classe convertie en bureau de vote, une bougie éclaire délicatement huit visages attentifs. Près de la porte, le premier secrétaire accueille une aînée, jeune d’une cinquantaine d’années, qui lui tend fièrement sa carte d’identité. Attablé, un deuxième secrétaire recueille l’objet précieux, qu’il valide méticuleusement auprès d’une longue liste. À sa gauche, le président, rassuré, remet deux grands bulletins de vote à la dame, qui signe et se dirige tout aussi lentement vers l’isoloir.

L’ombre de sa main danse discrètement sur le mur. Elle coche ses sénateurs et députés de choix, avant de plier plusieurs fois ses deux bulletins, soigneusement déposés dans autant d’urnes scellées, sous le regard vigilant du vice-président qui marque son pouce droit à l’encre indélébile. À mes côtés, deux représentants de partis observent la scène en silence. Je souris au regard croisé de la dame qui sort, satisfaite, rejoindre l’aube naissante de ce vendredi, 21 avril 2006. Le deuxième tour des élections législatives débute en beauté pour Haïti.


L’ESPOIR

René Préval, le nouveau président haïtien, a bien choisi le nom de son tout aussi nouveau parti : Lespwa. Car Haïti, peut-être plus encore que les autres pays de l’hémisphère, a bel et bien besoin d’espoir. Trop d’Haïtiens, en terre natale comme d’accueil, désespèrent, désillusionnés. Après les tempêtes politiques et tropicales de 2004 qui ont déchiré et dévasté le pays, combien de chauffeurs de taxi, à Montréal ou Port-au-Prince, ne se résignent-ils pas : « Le pays est en faillite. Il faudrait évacuer le navire avant qu’il coule. »

En fait, depuis la chute de la dictature Duvalier en 1986, le pays ne coule pas. Il dérive, sans capitaine aguerri, sans matelots avertis. Élu en 1990, réélu dix ans plus tard, Jean-Bertrand Aristide, « le petit père des pauvres », devait soulager tous les maux du pays. Exilé par deux fois, d’abord en 1991 suite à un coup d’état, et de nouveau en 2004 suite à un coup d’intrigue, il ne pourra relever le défi. Faute pour certains, fraude pour d’autres : dans tous les cas, Aristide, comme Duvalier, ne reviendra pas de sitôt.

Derrière son bar, Monsieur Laurens louange certes le processus électoral en cours, mais s’avoue nostalgique de l’ère Duvalier. « À l’époque au moins, on pouvait manger en sécurité. Aujourd’hui, on ne respecte plus rien. » Il est vrai que, depuis 1986, la situation ne cesse de se détériorer, l’élite, haïtienne comme internationale, délestant le pays de tous ses biens. À lui seul, Aristide aurait emporté 700 millions de dollars dans son exil, volontaire pour les uns, forcé pour les autres. « Quel exemple pour les siens, pour les nôtres » d’interroger le vieil homme. « Comme si la partie était perdue d’avance », poursuit-il en indiquant un match Haïti-Brésil qui s’achève derrière lui.

Et c’est bien là que réside une large part du problème, car comme l’affirmait si justement Hubert Reeves, « je crois que nous devons être volontairement optimiste, parce que si on est pessimiste, tout est foutu d’avance. »


QUEL DÉVELOPPEMENT?

En 1804, Haïti devenait la première république nègre indépendante, sous l’égide de son héros national, Toussaint Louverture. Une indépendance au prix élevé, la France réclamant alors 150 millions de francs-or…l’équivalent de son budget annuel de l’époque ou, selon Aristide, de 20 milliards en dollars de 2004. Complètement payée en 1910, cette « dette de l’indépendance » est aujourd’hui remplacée par la « dette du développement », largement contractée auprès des institutions internationales (FMI, Banque mondiale) sous le règne des Duvalier (1957-1986) père et fils. À l’heure de son départ forcé, Baby Duck s’enfuit avec 900 millions de dollars, l’équivalent de la dette extérieure d’alors, qui dépasse aujourd’hui 1,250 milliards de dollars. Nombreux sont les analystes qui voient dans cet endettement les raisons du mal-développement chronique, critique, d’Haïti.

Pourtant, la capitale Port-au-Prince, comme l’ensemble du pays d’ailleurs, repose en des lieux sublimes. À perte de vue, bordées, bercées par la mer, des milliers de collines verdoient en cette saison des pluies. Le saccage est cependant visible à l’œil nu : déforestation galopante (10% du couvert forestier, ou 11 000 hectares, rasés entre 1990 et 2005), érosion conséquente; égouts à ciel ouvert submergés de déchets résidentiels, pestilentiels; carcasses automobiles en bordures de routes délabrées; et des murs, partout, pour trop peu de ponts. Comment un si beau coin de paradis peut-il se retrouver au 153e rang sur l’échelle du développement humain? « Question de couleur, de répondre le peintre Ronal. C’est parce que nous sommes noirs. Comme au Rwanda, on abandonne les petits nègues à leur sort. »

Pour plusieurs observateurs étrangers, l’état du pays tiendrait au fait que les Haïtiens « ne veulent pas s’en sortir. » Pourtant, combien d’entre eux ont fuit et fuient encore le pays, justement pour trouver, pour bâtir une vie meilleure et ainsi, de l’extérieur, aider ceux des leurs restés en terre natale. Ils seraient plus d’un million dispersés dans le monde, dans la République Dominicaine voisine, l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale. Autant d’ouvriers, d’ingénieurs ou de médecins dont l’expertise ne bénéficie pas directement au développement du pays qui les a vus naître.

Mais surtout, combien d’Haïtiens, confinés, condamnés à rester au bercail, s’efforcent chaque matin de surpasser la misère. Dans une économie à quatre-vingt pour cent informelle, où quatre Haïtiens sur cinq survivent sous le seuil de la pauvreté, on ne peut parler que d’un peuple de la « débrouille. » Sur la route de Cayes, dans le sud du pays, une trentaine d’hommes s’activent à restaurer, de leur propre initiative, une route jadis pavée, aujourd’hui défoncée. À une heure de là, puisqu’on calcule ici en temps et non distance, l’esthéticien qui voit loin se fera aussi embaumeur. Et tout à côté, un vieil homme à peine fataliste est à la fois propriétaire d’une morgue privée et du salon funéraire « Dieu qui décide. »


JAMAIS SEULS

Aujourd’hui toutefois, c’est le peuple qui décidera. À l’extérieur du bureau de vote, la dame qui la première fit le choix de ses candidats, censés la représenter, discutent avec ses compatriotes. Elle a marché trois kilomètres pour voter sous trente degrés. Pourquoi donc? Sa réponse rappelle celle de Mère Thérésa à un journaliste perplexe : « C’est une goutte dans l’océan, mais c’est ma goutte. » En effet. Sans elle, ni celle des autres, il n’y aurait pas de rivières, ni fleuves, ni océans. Ses inquiétudes? Aucune. Au premier tour des élections, la tension était comble, surtout à Port-au-Prince. Si les gens ont alors craint les débordements de violence, le taux de participation dépassait néanmoins les soixante pour cent.

Sous l’œil vigilant de quatre casques bleus d’origine cingalaise, la dame poursuit ses confidences, rassurée. Partout dans le pays, près de dix mille militaires, agents de police et employés civils en provenance d’une cinquantaine de pays assurent, aux côtés de leurs confrères de la Police nationale haïtienne (PNH), la sécurité du processus électoral, y compris la garde du matériel sensible tels que les bulletins de vote. Depuis 2004, la MINUSTAH (Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti), établie par la résolution 1542 du Conseil de Sécurité de l’ONU, accompagne ainsi le gouvernement de transition en ce qui a trait aux questions sécuritaires, humanitaires et démocratiques.

« Vous avez voté pour qui? » demande la dame, ironique, intriguée par la présence d’un blanc au centre de vote, le jour même des élections haïtiennes. Réponse laconique : Pour Haïti. À la demande du Conseil Électoral Provisoire haïtien (CEP), la Mission internationale d’Évaluation des Élections en Haïti, la MIEEH, à laquelle participent huit pays – Brésil, Canada, Chili. République dominicaine, Jamaïque, Mexique, Panama, États-Unis –, a été mise sur pied afin d’assurer l’intégrité et la crédibilité du processus électoral. Hormis quelques ratées, marginales, et d’un faible taux de participation, la centaine d’observateurs internationaux, essentiellement canadiens, ont pu constater de visu un second tour d’élections réussi.


UNE OCCASION EN OR

Ces élections s’avèrent certes l’occasion d’élire un gouvernement responsable, mais aussi de créer des emplois – plus de 50 000. Outre les quatre membres électoraux prévus pour chacun de 9 000 bureaux de vote, il a fallut embaucher plus de 8 000 observateurs nationaux, un manager par centre de vote, des superviseurs, sans compter les gardes électoraux qui assurent la sécurité des lieux et des personnes. Autant d’employés temporaires animés d’un professionnalisme exemplaire. À voir le soin qu’ils investissent dans l’exercice de leurs fonctions, on ne peut que croire, avec eux, dans l’avenir du pays.

L’élection d’un gouvernement démocratique, si elle constitue un indéniable progrès, ne pourra toutefois à elle seule résoudre les nombreux défis du développement d’Haïti. Côté électoral, le gouvernement doit encore assurer la transition du Conseil électoral (CEP), de provisoire à permanent, et réformer un vieux, lourd et complexe système électoral, d’inspiration napoléonienne. Au-delà, les besoins sont nombreux. Besoin d’institutions effectives d’abords, afin d’assurer la gestion des maigres fonds de l’État, l’éducation des enfants, la justice et l’ordre public. Besoin d’investissements productifs aussi, notamment dans les secteurs agricole, manufacturier, voire même touristique. Et surtout, besoin d’inspiration nationale. Quel pays veulent en effet les Haïtiens?

Un pays coloré, sans doute, comme ces milliers d’autocars qui parcourent les rues encombrées de la capitale et des villes régionales. Sous la chaleur torride du midi, un homme en complet soigné hèle un de ces tap-tap bondés qui se dirige vers un centre de vote, à Petit Goave, dans l’ouest du pays. Sur le pare-brise du véhicule rayonne la devise d’Haïti : « L’union fait la force. » On ne le répètera jamais assez. Union des Haïtiens entre eux, d’abords, mais union de la communauté internationale, aussi, avec Haïti.

Comme le mentionnait si justement un observateur international, « il n’y a pas de plus belle manière de visiter un pays que d’y vivre et y travailler. C’est ainsi qu’on peut saisir le sens du peuple, du pays, et ainsi, mieux partager ce qu’on y a vu, appris, et compris. » Car c’est l’oubli qui tue. À l’avant du véhicule, le chauffeur évoque son mentor, son grand-père, récemment décédé, qui survit pourtant avec lui. Sur notre gauche, un nième tap-tap nous dépasse à vive allure. Son mot d’ordre : « Rien ne meurt tant qu’il vit dans notre esprit. » Ça donne espoir, puisque encore aujourd’hui, Haïti habite, anime chacun de ses ressortissants.