samedi 15 avril 2006

HAÏTI: ENFER & PARADIS

D’île en îles. Départ de l’Île Verte, dans le si beau et Bas Saint-Laurent. Destination : Haïti, pour le second tour des élections législatives, sous haute surveillance internationale. Avant le grand saut, halte aux Bahamas. Question de faire le plein. Marrant, cynique même : moins de mille kilomètres séparent les capitales du paradis fiscal et du paradis perdu.

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En approche finale, l’avion tangue légèrement pour dévoiler une mer calme bordée de collines où nous poserons bientôt le pied. Cinq cents ans plus tôt, Christophe Colomb foulait aussi le sol d’Hispaniola qu’il qualifiera d’Eden – le jardin originel de la Genèse. Le « pionnier du nouveau monde » dira aussi que « la vie a plus d’imagination que l’homme. »

Certes. L’homme, qui n’est pas en reste, s’est pourtant surpassé pour saccager ce coin de paradis et en faire, en moins de cinq siècles, « l’enfant pauvre » DES Amériques. Car – au risque d’arraisonner plus d’un immigrant bercé d’illusions – il n’y en a pas qu’une – Amérique. Trente-quatre, au bas mot, sans compter les autres dont on ne parle pas.

Parlons de celle-là. L’Amérique haïtienne. Premier pied-à-terre des colons européens, dès 1492. Première « république nègre » du continent – voire du monde entier – dès 1804. Depuis, en moins de deux – siècles –, l’indépendance qui devait assurer la souveraineté – politique, sociale, économique… – du pays n’a fait que s’effriter au point de frôler l’indécence. En bons élèves, les caciques locaux et américains – étatsuniens – ont vite et bien appris, de leurs maîtres de jadis, à piller et surtout, prier.

Avril 2006. Le pays est au bord du gouffre. Va-t-il seulement plonger? C’est un peu le suicidaire qui hésite : se pendre, ou se prendre en main. Pas facile quand on vous tend précisément les deux, la corde et la main…de l’autre côté du ravin. Il voudrait bien vivre, le pauvre, mais rien ne va plus. On lui coupe l’herbe sous le pied, et la tête sur les épaules. Reste…le reste : deux jambes, autant de bras, et un cœur qui bat et se débat à tout rompre. Y compris ses chaînes.

Mais l’homme est dur de la feuille. Alors l’histoire se répète. Après le départ de Bébé Duvalier et la chute d’une dynastie dictatoriale, familiale et vieillissante (1957-1986), survient la pénible transition. Pas facile de trouver une figure de proue quand le capitaine de toujours se noie. Soudainement : trop de chefs, pas assez d’indiens. Chacun tire sur la couverture, tout le monde à froid. Jusqu’à ce que le jeu pernicieux de la chaise tournante prenne le pas sur la politique. Alors…

Quand le navire se trouve enfin (1990) un capitaine à sa hauteur et sa couleur, en la personne de Jean-Bertrand Aristide, « le Petit Père des Pauvres », il est aussitôt (1992) renversé. Quand la communauté internationale se mobilise enfin (1994) pour le ramener au pouvoir, il est déjà temps de quitter (1996). Quand le prêtre devenu Président revient avec le millénaire (2000), il semble avoir perdu ses points de repères et à travers, ses priorités : lui, le peuple, ou le(s) bailleur(s) de fonds? Indécis (?), il doit s’exiler, bon gré, mal gré, en Jamaïque puis, outre-atlantique. Et ce n’est pas sans maugréer. Aussitôt muselé. Tout est à recommencer. Mais avec qui cette fois?

Les candidats sont légion, mais peu font le poids devant le nombre et l’ampleur des défis à relever, à commencer par la paix sociale. Laquelle va de pair avec un minimum de justice, tout aussi sociale, à savoir une répartition équitable des ressources et du pouvoir. Sans oublier l’indispensable viabilité économique requise pour transiger sur les marchés internationaux, d’autant plus dans un pays et un contexte qui semble interdire tout repli sur soi.

Mais alors qui prendra les commandes? Le choix va de soi : René Préval. Fidèle de son prédécesseur duquel il tente de se dissocier, l’ancien Premier ministre et chef du nouveau parti Lespwa (L’espoir) apparaît seul et unique capable de mobiliser tant les nombreux indécis et opposants que les partisans déçus d’Aristide, déchu. Grossièrement, c’est le portrait qui se dessine à l’heure où se pose l’avion sur le tarmac brûlant de l’aéroport de Port-au-Prince.

AUJOURD’HUI
La nuit tombe. Interdiction de sortir, question de sécurité. Au bar de l’hôtel, Monsieur Laurent assure fier et fidèlement le service. Il est beau, propre, impeccable, tiré à quatre épingles comme chacun de ses concitoyens. Une veste couleurs menthe et bourgogne rehausse l’éclat de sa blouse blanche immaculée. Je devine sous le comptoir des godasses cirées aussi brillantes que les traits clairs et lumineux de son visage, radieux. Je salue, humblement. Il sourit, sobrement, en astiquant soigneusement un verre aussi transparent que son verbe. « Qu’est-ce qu’on vous sert? » La vérité, S.V.P. (Et un Barbancourt, Réserve du Domaine, vieilli de quinze ans en fût de chêne.)

L’histoire de Monsieur Laurent est celle de tout un pays. Né à Jacmel, il quitte le littoral de sa ville natale à vingt-cinq ans pour aller gagner son pain quotidien sur les routes et, surtout, sur les plantations. « C’était ‘maintenant ou jamais’. » À quarante ans, il atterrit à Port-au-Prince, se marie deux ans plus tard, et conçoit dès lors sept beaux enfants. « J’ai toujours travaillé, pour nourrir d’abords mes frères, ensuite mes fils. » À ce rythme, ça fera bientôt vingt ans qu’il tient à la fois le fort et le bar de l’hôtel. Impressionné, je sors une cigarette, qui s’allume comme par miracle. « Moi, j’ai arrêté le mardi 23 septembre 1977. Je me suis dis ‘jamais, plus jamais’. »

Monsieur Laurent, c’est aussi la mémoire vivante d’Haïti. Sous Duvalier, père et fils, c’était dur, très dur. Mais c’était plus sûr, plus calme, plus stable. « Maintenant, plus personne ne respecte personne. » La semaine précédente, une foule déchaînée envahissait l’hôtel. Comme toujours, les médias ont bien délayé la nouvelle : « Des émeutiers en colère et à l’assaut... » En fait, ils avaient seulement faim. Ils ont tout raflé aux cuisines, avant de se disperser sans demander leurs restes. « Ce qu’il faut, c’est un chef, fort, et ferme. » Un chef qui – comme lui? – saura dire oui, à la bonne heure, non, aux bonnes personnes, et assumer en conséquence.

Le départ d’Aristide? Une bonne chose, sinon qu’elle ne vient pas de l’intérieur. L’élection de Préval? C’est un homme bon…comme son mentor avant conversion. C’est vrai que le pouvoir corrompt. « Non, ce sont les hommes qui le corrompent. » De son précédent exil (1993) à Washington, Aristide est revenu…changé. « Il n’était plus le même homme. » Imaginez à son retour en 2000! Cette fois cependant, il ne reviendra pas. « On ne refait pas deux fois la même erreur. » Il a pourtant été réélu... Et la campagne électorale? « Les gens préfèrent regarder le foot. Si seulement il y avait l’infrastructure pour y jouer, les jeunes seraient plus motivés. Ils sortiraient un peu plus. » Lui non plus ne sortira pas, de la nuit en tout cas. Ses trois quarts de travail tirent à leur fin, mais il dormira à l’hôtel. « Avant, je rentrais à pied. Sans problèmes. Mais maintenant… » Sans doute son patron veut-il ainsi s’assurer de le revoir, vivant, fidèle à son poste.

DEMAIN
Minuit passé. La nuit sera courte. Moi aussi je dois bosser demain. À l’horaire, briefing de sécurité, puis déploiement sur le terrain. Six jours durant, il faudra inspecter les centres de vote, avant et pendant les élections, faire rapport au Président de Mission (internationale d’évaluation des élections en Haïti), avant de rentrer au berceau. Entre-temps, au lit. Je m’assoupis légèrement, porté comme huit millions d’Haïtiens par l’espoir de jours meilleurs. Sans doute l’effet Préval, avec le vent et Lespwa dans les voiles. Peut-on seulement parler de conversion?

Dans une de ses nouvelles croustillantes, l’auteur cubain Guillermo Cabrera Infante dépeint une scène désolée où le chef de village autochtone, enchaîné à la potence, écoute sobrement le discours du grand prêtre. « Alors mon fils, vas-tu enfin te convertir aux vertus de la foi chrétienne et te confier aux bons soins de Notre seul et unique Seigneur-Tout-Puissant afin d’éviter de sombrer en enfer et enfin entrer éternellement au Paradis? »

Impassible, le chef considère gravement les siens réunis autour de lui, réduits au silence sous la menace des baïonnettes. Il sent l’acier glacé des chaînes mordre sa chair, détourne son regard des armures aveuglantes, et interroge tout bonnement son bon bourreau : « Est-ce qu’il y a beaucoup des tiens au Paradis? » Surpris par une telle manifestation d’intérêt, le grand prêtre se radis. « Bien sûr. Beaucoup. Surtout les bons, comme nous. Prends moi, par exemple... »

Le chef coupe court : « Merci, mais je préfère encore brûler en enfer. »

Amusant, mais je préfère encore les dernières paroles de Monsieur Laurent, évoquant sa femme et ses sept enfants : « Je me sens bien. Je sais que je peux partir en paix. »